– Sire, figurez-vous que ce jeune homme est un lion.
– Je le veux bien, Villiers.
– Et que sa colère est terrible.
– Je ne dis pas non, cher ami.
– S’il voit son malheur de près, tant pis pour l’auteur de son malheur.
– Soit; mais que veux-tu que j’y fasse?
– Fût-ce le roi, s’écria Buckingham, je ne répondrais pas de lui!
– Oh! le roi a des mousquetaires pour le garder, dit Charles tranquillement; je sais cela, moi, qui ai fait antichambre chez lui à Blois. Il a M. d’Artagnan. Peste! voilà un gardien! Je m’accommoderais, vois-tu de vingt colères comme celles de ton Bragelonne, si j’avais quatre gardiens comme M. d’Artagnan.
– Oh! mais que Votre Majesté, qui est si bonne, réfléchisse, dit Buckingham.
– Tiens, dit Charles II en présentant la lettre au duc, lis, et réponds toi même. À ma place, que ferais-tu?
Buckingham prit lentement la lettre de Madame, et lut ces mots en tremblant d’émotion:
«Pour vous, pour moi, pour l’honneur et le salut de tous, renvoyez immédiatement en France M. de Bragelonne.
«Votre sœur dévouée,
«Henriette.»
– Qu’en dis-tu, Villiers?
– Ma foi! Sire, je n’en dis rien, répondit le duc stupéfait.
– Est-ce toi, voyons, dit le roi avec affectation, qui me conseillerais de ne pas obéir à ma sœur quand elle me parle avec cette insistance?
– Oh! non, non, Sire, et cependant…
– Tu n’as pas lu le post-scriptum, Villiers; il est sous le pli, et m’avait échappé d’abord à moi-même: lis.
Le duc leva, en effet, un pli qui cachait cette ligne.
«Mille souvenirs à ceux qui m’aiment.»
Le front pâlissant du duc s’abaissa vers la terre; la feuille trembla dans ses doigts, comme si le papier se fût changé en un plomb épais.
Le roi attendit un instant, et, voyant que Buckingham restait muet:
– Qu’il suive donc sa destinée, comme nous la nôtre, continua le roi; chacun souffre sa passion en ce monde: j’ai eu la mienne, j’ai eu celle des miens, j’ai porté double croix. Au diable les soucis, maintenant! Va, Villiers, va me quérir ce gentilhomme.
Le duc ouvrit la porte treillissée du cabinet, et, montrant au roi Raoul et Mary qui marchaient à côté l’un de l’autre:
– Oh! Sire, dit-il, quelle cruauté pour cette pauvre miss Graffton!
– Allons, allons, appelle, dit Charles II en fronçant ses sourcils noirs; tout le monde est donc sentimental ici? Bon: voilà miss Stewart qui s’essuie les yeux, à présent. Maudit Français, va!
Le duc appela Raoul, et, allant prendre la main de miss Graffton, il l’amena devant le cabinet du roi.
– Monsieur de Bragelonne, dit Charles II, ne me demandiez-vous pas, avant-hier, la permission de retourner à Paris?
– Oui, Sire, répondit Raoul, que ce début étourdit tout d’abord.
– Eh bien! mon cher vicomte, j’avais refusé, je crois?
– Oui, Sire.
– Et vous m’en avez voulu?
– Non, Sire; car Votre Majesté refusait, certainement, pour d’excellents motifs; Votre Majesté est trop sage et trop bonne pour ne pas bien faire tout ce qu’elle fait.
– Je vous alléguai, je crois, cette raison, que le roi de France ne vous avait pas rappelé?
– Oui, Sire, vous m’avez, en effet, répondu cela.
– Eh bien! j’ai réfléchi, monsieur de Bragelonne; si le roi, en effet, ne vous a pas fixé le retour, il m’a recommandé de vous rendre agréable le séjour de l’Angleterre; or, puisque vous me demandiez à partir, c’est que le séjour de l’Angleterre ne vous était pas agréable?
– Je n’ai pas dit cela, Sire.
– Non; mais votre demande signifiait au moins, dit le roi, qu’un autre séjour vous serait plus agréable que celui-ci.
En ce moment, Raoul se tourna vers la porte contre le chambranle de laquelle miss Graffton était appuyée pâle et défaite.
Son autre bras était posé sur le bras de Buckingham.
– Vous ne répondez pas, poursuivit Charles; le proverbe français est positif: «Qui ne dit mot consent.» Eh bien! monsieur de Bragelonne, je me vois en mesure de vous satisfaire; vous pouvez, quand vous voudrez, partir pour la France, je vous y autorise.
– Sire!… s’écria Raoul.
– Oh! murmura Mary en étreignant le bras de Buckingham.
– Vous pouvez être ce soir à Douvres, continua le roi; la marée monte à deux heures du matin.
Raoul, stupéfait, balbutia quelques mots qui tenaient le milieu entre le remerciement et l’excuse.
– Je vous dis donc adieu, monsieur de Bragelonne, et vous souhaite toutes sortes de prospérités, dit le roi en se levant; vous me ferez le plaisir de garder, en souvenir de moi, ce diamant, que je destinais à une corbeille de noces.
Miss Graffton semblait près de défaillir.
Raoul reçut le diamant; en le recevant, il sentait ses genoux trembler.
Il adressa quelques compliments au roi, quelques compliments à miss Stewart, et chercha Buckingham pour lui dire adieu.
Le roi profita de ce moment pour disparaître.
Raoul trouva le duc occupé à relever le courage de miss Graffton.
– Dites-lui de rester, mademoiselle, je vous en supplie, murmurait Buckingham.
– Je lui dis de partir, répondit miss Graffton en se ranimant; je ne suis pas de ces femmes qui ont plus d’orgueil que de cœur; si on l’aime en France, qu’il retourne en France, et qu’il me bénisse, moi qui lui aurai conseillé d’aller trouver son bonheur. Si, au contraire, on ne l’aime plus, qu’il revienne, je l’aimerai encore, et son infortune ne l’aura point amoindri à mes yeux. Il y a dans les armes de ma maison ce que Dieu a gravé dans mon cœur: Habenti parum, egenti cuncta. «Aux riches peu, aux pauvres tout.»
– Je doute, ami, dit Buckingham, que vous trouviez là-bas l’équivalent de ce que vous laissez ici.
– Je crois ou du moins j’espère, dit Raoul d’un air sombre, que ce que j’aime est digne de moi; mais, s’il est vrai que j’ai un indigne amour, comme vous avez essayé de me le faire entendre, monsieur le duc, je l’arracherai de mon cœur, dussé-je arracher mon cœur avec l’amour.