XXIII SUITE DE L’ÉTRANGE AVENTURE DE M. FLORENT
À ce moment, il y eut dans la salle du cabaret un grand remue-ménage. On acclamait un nouvel arrivant. M. Florent reconnut M. Hilaire qui avait, lui aussi, sur le ventre, une belle soie rouge à glands d’or: l’écharpe du commissaire de la section!
– Vous ne savez pas ce qui m’arrive? s’écria M. Hilaire en suspendant d’un geste son sabre à une patère, ainsi que son beau chapeau à plumes.
– Parlez, commissaire!
– D’abord, à votre santé, et sachez, ami Barkimel, qu’il s’agit de votre ami Florent!
– Florent n’a jamais été mon ami, s’écria M. Barkimel, avec une indignation qui lui hérissa le poil. Je vous défends, mon cher commissaire, de donner ce doux nom d’ami à un mauvais citoyen qui s’est enfui comme le dernier des lâches après avoir essayé de renverser la République avec le Subdamoun et qui a toujours été un infâme réactionnaire!
– Sachez que ce M. Florent, continua M. Hilaire, vient de faire des siennes!
«Vous savez que nous avions réunion de tous les commissaires de section à l’Hôtel de Ville. Une réunion très importante. Sous les auspices de Coudry, nous voulons former l’assemblée des commissaires de la municipalité des sections réunies, avec pleins pouvoirs de sauver la chose publique, si le comité de l’Hôtel de Ville nous l’ordonne! Vous comprenez si ça peut mener loin! Mais il faut aller jusque là si nous ne voulons pas être bouffés par les communistes qui nous traitent de sales bourgeois. Coudry est venu à la fin de la réunion qui a été assez mouvementée, et, quand tout a été fini, il a demandé tout haut “qui était le commissaire de la section de l’Arsenal”? Je me suis avancé.
«- Citoyen commissaire, me dit-il, je vais avoir besoin de vous pour une visite domiciliaire assez importante. Nous venons de découvrir le gîte d’un dangereux réactionnaire, qui, sous le voile de l’anonymat, nous fait parvenir chaque jour, à la Gazette des Clubs, de hideux réquisitoires contre notre révolution! Ces infâmes libelles sont signés: le Vieux Cordelier, et nous parviennent par la poste. Je les ai fait, du reste, «composer» pour en avoir plusieurs exemplaires qui pourront être lus, soit dans les clubs, soit devant le tribunal révolutionnaire, comme preuve de l’audace avec laquelle nos ennemis rêvent de nous faire retourner aux ténèbres du passé!
«M. Verdier, mon secrétaire de rédaction, a fini par découvrir que le fameux pli du Vieux Cordelier était mis à la boîte de l’Hôtel de Ville.
«Nous venons de faire surveiller cette boîte et nous avons ainsi mis la main sur le porteur du pli, un nommé Talon, concierge, rue des Francs-Bourgeois, qui nous a révélé immédiatement de qui il le tenait. Il s’agit d’un de ses locataires nommé Florent. Dans ces conditions, nous avons retenu le nommé Talon et je compte sur vous, monsieur le commissaire, m’a dit Coudry, pour arrêter le nommé Florent!
Avons-nous besoin de dire qu’à l’audition des propos rapportés par M. Hilaire, M. Florent «se mourait» d’horreur dans le petit réduit où il était réfugié! Ses cheveux se dressaient sur sa tête! De quelle sombre erreur allait-il donc être victime?
– Eh bien! il a trouvé le moyen de se sauver, déclara M. Hilaire en remplissant son assiette et, puisque nous sommes entre nous, je vous dirai que j’aime autant que ce soit un autre qui l’arrête que moi! car, enfin, c’était un bon client et, moi, il m’amusait «avec son petit esprit d’autrefois»!
– Ah! le brave, l’honnête, le bon M. Hilaire, soupirait M. Florent.
Et il pensa tout de suite qu’il y aurait peut-être quelque chose à faire de ce côté là.
– Moi! On ne sait pas ce que je suis capable de faire quand il s’agit du bien public! proclama M. Barkimel.
Et aussitôt, comme s’il était à bout de son héroïsme, il demanda la permission de se retirer et prit congé de tous.
Du reste, il se faisait tard. Et les clubs, les sections réclamaient ces messieurs.
Par un hasard providentiel, ce fut M. Hilaire qui, arrivé, il est vrai, en retard, fut le dernier à partir.
Déjà, il décrochait son sabre de la patère avec un grand bruit d’acier guerrier, quand une ombre sauta prestement par la fenêtre de la cour, dans la salle, et s’en fut pousser le verrou de la porte. M. Hilaire avait reconnu M. Florent, en dépit du fâcheux état dans lequel il se présentait. Aussi, au lieu de faire quelque esclandre, il s’en alla rapidement, de son côté, pousser la fenêtre.
– Vous, fit-il, prenez garde! Les sectionnaires continuent de vous chercher dans le quartier, et si l’on sait jamais que je vous ai vu sans vous arrêter, je suis un homme perdu!
Florent ne lui répondit même point. Il s’était laissé tomber sur une chaise et faisait entendre des plaintes inintelligibles.
– Pauvre homme! soupira M. Hilaire (nous savons que M. Hilaire, élevé à l’école de Chéri-Bibi, était plein de sentiments nobles et généreux), pauvre homme! Dans quel état le voilà! Buvez et mangez! Après, nous verrons bien!
M. Florent ne se le fit pas répéter. Quand il fut un peu rassasié, il dit:
– Vous êtes un brave cœur, je sais que vous ne me livrerez point. Vous n’êtes pas un fourbe comme ce Barkimel, dont je vous engage à vous méfier!
– Nous n’avons point le temps de dire du mal de M. Barkimel, conseilla M. Hilaire, occupons-nous de vous!
– Et moi, avant que vous m’aidiez à sortir de là, je veux vous sauver en vous disant: «Barkimel est chargé de vous espionner par le club de l’Arsenal; il peut vous perdre; prenez garde! Il m’avait proposé à moi-même de vous surveiller, mais je lui ai répondu que «je ne mangeais pas de ce pain-là!» D’où est venue toute notre brouille!
– Que me dites-vous-là! répondit Hilaire: c’est à lui que je dois l’admirable situation dans laquelle vous me voyez aujourd’hui!
– Comment cela? fit M. Florent, ahuri.
– Mais c’est bien simple; chargé en effet par le club de m’espionner, comme vous dites, il revenait le soir même du coup d’État à l’Arsenal, et là, faisait un rapport si enthousiaste de la façon dont je m’étais comporté dans cette journée difficile, arrêtant, faisant prisonnier de ma main Lavobourg, la belle Sonia et leur complice, bref, me comportant si bien en véritable ami du peuple que le club ne trouva rien de mieux, pour me récompenser, que de me faire nommer commissaire de la section et de m’offrir un sabre d’honneur!
«En ce qui le concernait, M. Barkimel avait su également présenter les événements avec tant de faveur qu’il parut à tous, puisqu’il avait partagé, paraît-il, mes dangers et su prendre, lui aussi, ses responsabilités, qu’il parut à tous, dis-je, avoir mérité les félicitations du comité, lequel devait, quelques jours plus tard, le faire nommer juge au tribunal révolutionnaire!
– Eh! bien, elle est raide! s’exclama M. Florent qui faillit s’étrangler. Oui, elle est raide, car il ne demandait qu’à vous vendre! Mais il a vu le parti qu’il pourrait tirer de votre amitié, et c’est ce qui, soudain, l’a fait si généreux! Et le voilà au faîte des honneurs! Tandis que moi, qui n’ai rien calculé du tout en refusant de travailler contre vous, dans l’ombre, je suis perdu!