Puis, baissant la voix, il ajouta:
– Monsieur Coudry, moi je ne demande qu’à vous faire plaisir et à vous être utile, à vous et à la nation. J’ai un service d’ordre terrible. Toutes les sections sont sous les armes comme vous pourrez le voir, formant la haie sur tout le parcours. C’est le peuple lui-même qui fait le service d’ordre; il est en quelque sorte militarisé, il ne peut donc pas manifester. Mais si vous voulez que je fasse donner mes «hurleurs», je les tiens, tout prêts, place de la Révolution.
– Vos hurleurs! on les connaît! Il n’y a pas de raison pour qu’ils interviennent, répliqua Coudry en tambourinant la vitre de ses doigts noueux, tant que la rue restera aussi calme, ou l’on nous accusera encore de provocation».
– Eh! j’ai bien une contre-manifestation qui attend les événements, à trois cents mètres d’ici. Je vais lui envoyer l’ordre de crier sur le passage de la charrette.
– Voilà mon homme! s’écria-t-il tout à coup et il quitta rapidement le cabinet.
Coudry essayait de distinguer dans la foule qui encombrait les trottoirs, derrière la double haie des gardes civiques, celui que le chef de la Sûreté avait appelé «mon homme!» Mais il ne vit rien de particulier qui pût le renseigner à cet égard.
XXI OÙ NOUS REPRENONS CONTACT AVEC D’ANCIENNES CONNAISSANCES
Dans le couloir, Cravely fut arrêté par l’un de ses agents qui venait lui faire un rapport. Il prit encore le temps de lui donner des ordres à porter au chef des contre-manifestants: «Dites bien qu’il fasse crier: À mort les assassins! Vive le Subdamoun!» et qu’il y ait bagarre jusqu’à la place où vous ferez donner les «hurleurs».
– Qu’est-ce qu’ils crieront ceux-là? demanda l’agent.
– «Vive le comité de l’Hôtel de Ville!»
– Compris! fit l’homme qui savait que son chef venait de quitter Coudry, lequel commençait à tourner sa politique du côté de la Commune!
Cravely, alors descendit; mais il chercha en vain le personnage qui l’intéressait tant…
Il s’adressa à un gérant qui n’était ni plus ni moins que l’ancien valet de chambre de Lavobourg. L’ex-larbin avait été rejeté dans la limonade par le malheur des temps. Mais l’homme ne put lui donner aucun renseignement utile.
– Je remonte au premier, lui dit Cravely. Quand vous apercevrez Papa Cacahuètes, vous lui direz où je suis.
– Entendu, chef!
Cravely ne se gênait pas avec ce gérant qui était «de la boîte» et qui avait échappé au sort de son maître, en donnant sur celui-ci tous les détails que le comité de surveillance et la Sûreté lui avaient demandés et même ceux qu’on ne lui demandait pas.
Quand Cravely fut remonté, le gérant laissa tomber sa serviette et, en la ramassant, dit à un client d’aspect étrange, dont la coupe de cheveux, la barbe, la casquette et toute la mise rappelaient d’assez près le type étudiant révolutionnaire russe et qui paraissait assoupi sur une table où traînaient les restes d’un frugal déjeuner:
– Salade!
– Hein! fit le client en tressaillant et en soulevant ses paupières appesanties derrière de grosses besicles de myope.
– Salade, répéta le gérant, «Papa» va venir! Il a rendez-vous avec le dab de la Surtaille !
Le client fit un mouvement comme pour s’enfuir.
– Restez donc! lui dit le gérant, en débarrassant le couvert, je vous assure que monsieur n’est pas rembroquable (reconnaissable)!
– Oh! est-ce qu’on sait jamais avec lui? murmura l’autre. Enfin, on verra bien! c’est un coup à tenter! Ah! si seulement la blanchisseuse pouvait venir! Qu’est-ce qu’elle fait? Elle a plus d’une demi-heure de retard!
– Les rues sont difficiles en ce moment! Tenez! la voilà!
En effet, au fond du café, une porte qui donnait sur une rue de derrière venait de s’ouvrir, et une petite ouvrière blanchisseuse, coiffée d’un bonnet sur une tignasse noire admirable, portant au bras un énorme panier, faisait son entrée et traversait rapidement l’extrémité de la salle, pour descendre un escalier qui se perdait dans le sous-sol.
Le gérant s’était éloigné un instant; il revint bientôt en disant à son client:
«On demande monsieur au téléphone.»
Le client se leva et descendit à son tour au sous-sol. Mais, sur le chemin qui conduisait aux cabines téléphoniques, une porte s’entrouvrit, l’homme la poussa et la referma. Il se trouvait dans une petite pièce qui servait de débarras pour le linge et où se réglaient à l’ordinaire les comptes des blanchisseuses. Il embrassa celle qu’il avait devant lui:
– J’ai cru que tu ne viendrais jamais, Véra!
– Sais-tu que tu es admirablement maquillé, dit la baronne. Si tu ne m’avais pas parlé je ne t’aurais jamais reconnu!
– Tant mieux, fit Askof, Papa n’est pas loin!
– Non! s’exclama-t-elle, déjà agitée.
Mais son mari la calma:
– Oh! il ne m’a pas vu, il n’est pas encore arrivé; il vient pour Cravely qui l’attend en cabinet particulier, et je pense bien, comme toi, qu’il ne me reconnaîtrait pas!
– Oui, mais il me reconnaîtrait, moi, dit la femme.
– Ça n’est pas sûr! mais ne perdons pas de temps. Ta dernière lettre me faisait espérer…
- Justement, c’est peut-être ce soir que je vais lui porter son linge!
– Tu as donc enfin l’adresse de l’endroit où elle se cache?
– Non, pas encore! Mais il faudra bien que la patronne me la donne… La marquise doit en être à sa dernière chemise…
– Es-tu sûre qu’il s’agit bien de la marquise du Touchais?
– Eh! parbleu, oui! «la patronne» connaît bien son linge, peut-être… il y a des années qu’elle la blanchit…
– Ah! si nous connaissions sa retraite; ce serait un fameux coup, tu sais! Si nous avions la belle Cécily entre les mains et Mlle de la Morlière, nous pourrions exiger du coup tout ce que nous voudrions de Papa Cacahuètes.
– En attendant? demanda Véra…
– En attendant, ça ne va pas trop mal. On se détache de lui! J’en ai, en ce moment, dix dans la main, tu entends! Dix fameux, qui en avaient la terreur, comme moi… eh bien, je leur ai parlé! je leur ai fait comprendre que ça ne pouvait pas durer comme ça! et qu’il fallait profiter du chambardement de tout pour nous débarrasser de cet ogre qui nous mange. Et, ma foi, ils l’ont «plaqué» eux aussi! Avec nos onze peurs, nous allons peut-être bien faire une force avec laquelle Papa Cacahuètes devra bientôt compter! d’autant plus qu’il est un peu affolé, tu sais le bonhomme, depuis son coup d’État à la manque! Ça lui a fichu un coup!