Ils ne dirent plus un mot, sortirent du cabaret de Petit-Bon-Dieu avec autant de mystère et de soin qu’ils y étaient entrés et se quittèrent dans la nuit noire, après une solide poignée de main.
M. Hilaire, tout en rentrant chez lui, ne cessait de se répéter: «Puisque c’est si simple que cela, pourquoi a-t-il besoin de moi? Une baronne et un Petit-Bon-Dieu, il n’en fera qu’une bouchée!»
Sur cette pente, son esprit glissa si bien qu’il finit par se persuader que sa présence dans cette affaire ne pouvait être que gênante.
Le reste de la nuit et le commencement de la journée suivante, la simplicité de l’affaire le tenailla encore plus qu’on ne saurait dire. Un premier avis qu’il lut dans un journal sur la clémence du gouvernement concernant les méfaits passés et sur l’amnistie pleine et entière qu’il accordait aux ennemis de la veille, à la condition qu’ils eussent rompu définitivement avec le passé, enfin l’aspect pacifique et plein de sécurité de sa boutique, l’alignement de ses bocaux et de ses caisses, la quiétude de son petit monde d’employés empressés à servir une clientèle avide de nouilles et de fromage de gruyère, tout concourait à le convaincre de l’inutilité de remettre en jeu un bonheur personnel si heureusement et si récemment reconquis dans une aventure de cette simplicité.
Il choisit une belle feuille de papier à en-tête de la Grande Épicerie moderne et il écrivit à Chéri-Bibi, de sa plus belle écriture:
«Monsieur le marquis, je suis au désespoir. Un ordre de la préfecture de police m’ordonne de me rendre ce soir, à huit heures et demie, au cabinet du préfet, sans faute! Je crains d’avoir de ce côté quelque désagrément et je préfère savoir à quoi m’en tenir tout de suite, ne serait-ce que pour vous! Des agents, dans la rue, ne cessent de surveiller tous mes gestes. Je vous souhaite bonne chance!»
À huit heures du soir, il sortit, après avoir glissé la lettre cachetée à son principal employé et lui avoir donné les instructions suivantes:
– À huit heures et demie, quelqu’un viendra me demander. Vous lui direz que je ne suis pas là. Il demandera alors cinq sous de ficelle. Vous lui donnerez sa ficelle et cette lettre en lui disant qu’il la porte immédiatement à son patron.
À huit heures et demie, le jeune Mazeppa recevait la lettre et allait rejoindre Chéri-Bibi chez un petit mastroquet voisin.
Chéri-Bibi lut la lettre: «Décidément, tous m’abandonnent, fit-il, avec un soupir, c’est bien! je ferai la besogne tout seul.»
Et il donna congé à Mazeppa.
XXXVI EN FAMILLE
On dînait à sept heures et demie à l’hôtel de la Morlière. Ce soir-là, à huit, le repas qui avait été maussade était achevé.
Frédéric Héloni avait profité de ce que sa fiancée Marie-Thérèse dînait en ville chez une amie de pension pour mettre la conversation sur les difficultés de son mariage avec une jeune fille dont il était impossible de retrouver la mère.
Le Subdamoun n’aimait point à entendre parler des Askof depuis qu’il savait que celui-ci l’avait trahi. Il n’ouvrit pas la bouche.
Sur quoi, Frédéric se leva, prit congé de la marquise et de Lydie, et annonça qu’il sortait faire son tour.
Il ne serra même pas la main du Subdamoun.
Il lui tenait rancune de son étrange prostration dans un moment où il aurait dû, selon lui, se proclamer le plus heureux des hommes.
Quand Frédéric fut parti, le Subdamoun se leva à son tour et annonça qu’il allait travailler toute la nuit.
Il avait donné des ordres pour que deux personnes qu’il attendait à neuf heures fussent introduites dans le petit salon. Il demanda à n’être point dérangé.
Il passa dans son cabinet de travail.
Aussitôt, Lydie se rapprocha de la marquise et Cécily vit qu’elle pleurait.
– Lydie, mon enfant! soupira Cécily en l’embrassant.
– Mère, dit la jeune fille, ceci ne peut plus durer. Je suis trop malheureuse. Il est trop malheureux. Il faut que je lui parle. Et je ne peux plus attendre! Il ne m’aime plus. Il ne pense plus qu’à elle, il ne vit plus qu’avec son souvenir.
– Encore un peu de patience, Lydie…
– Je me trouve odieuse… Je n’ai point le droit de lui cacher plus longtemps ce qu’elle a fait pour moi, je n’en ai point le droit vis-à-vis de lui et surtout vis-à-vis d’elle! Elle est morte pour moi! Elle est morte à ma place! Hélas! pourquoi m’a-t-elle fait cadeau de la vie? Ce sacrifice, je ne l’aurais jamais accepté! Mais puisqu’il a été fait, il faut qu’il le sache!
– Il ne vous le pardonnerait peut-être jamais ma pauvre enfant!
La marquise regretta aussitôt d’avoir laissé échapper cette maladroite parole, qui, du reste, expliquait toute sa conduite et le soin avec lequel elle retenait les confidences toujours prêtes à jaillir des lèvres de Lydie. En entendant cette phrase malheureuse, la jeune fille poussa un cri:
– Ah! vous voyez bien qu’il ne m’aime pas!
Et elle se leva:
– Je vais tout lui dire, annonça-t-elle.
Au ton de la phrase, Cécily comprit qu’il n’y avait plus à lutter.
– Allez donc! fit la marquise, et rendez-le plus malheureux encore! Lydie eut un gémissement, mais ne se retourna même pas. Elle s’en fut dans sa chambre et en descendit avec un coffret. Elle ne frappa point à la porte du cabinet du Subdamoun. Elle l’ouvrit.
Il était à son bureau, la tête enfouie dans ses mains. Il ne l’entendait pas. Elle fit le tour du bureau, se plaça en face de lui, déposa le coffret sur la table, se mit à genoux et attendit.
Il leva la tête et vit cette figure d’ange agenouillé qui pleurait.
– Lydie! Que faites-vous ici? lui demanda-t-il d’une voix très douce…
– Je vous apporte, lui répondit-elle dans un sanglot, la chevelure de votre amie…
Et elle ouvrit le coffret.
L’or radieux, l’or vivant des cheveux de la morte jeta son reflet. Il se leva en chancelant. Il balbutiait:
– Qu’est-ce que vous dites? Qu’est-ce que vous dites? Et elle répéta, mourante:
– Je vous dis que je vous apporte les cheveux de Mlle Liskinne!
Il arriva assez à temps pour soutenir la jeune fille et, si faible qu’il fût lui-même, il l’empêcha de glisser, tout au long, sur le tapis. Et, quand il l’eut à demi morte sur son bras:
– Lydie! fit-il, comme vous êtes bonne! Je vous adore d’avoir fait cela! Soyez-en persuadée, ma Lydie…
Et il déposa sur le front de la jeune fille un baiser qui la ranima. Cependant, il ne cessait de regarder d’un œil égaré ces cheveux, et il n’osait y toucher.