– Hors la loi!
XVIII HORS LES GRILLES
Hors les grilles du château, derrière les troupes immobiles et ne sachant encore à quel ordre elles allaient avoir à obéir, toute la ville se peuplait d’une façon bien singulière.
D’abord les habitants, réveillés dans des conditions tout à fait exceptionnelles, étaient accourus pour savoir ce qui se passait. Les bruits les plus contradictoires couraient.
Les membres des clubs les plus avancés de la ville s’étaient précipités aux renseignements avec force démonstrations de loyalisme révolutionnaire. De toute la banlieue parisienne des groupes de citoyens accouraient à Versailles.
Des fonctionnaires aussi débarquaient de la capitale avec des mines bouleversées et se ruaient aux grilles où, comme les autres, ils se heurtaient aux troupes.
Aucun titre, aucun grade ne leur servait de sauf-conduit.
Frédéric avait bien réglé son affaire, d’après les instructions de Jacques et, une fois la première bordée de démocrates arrivée de Paris et passée, il avait fait tout fermer.
Quand la seconde fournée survint avec Pagès, ce fut un beau chambard.
Pagès, traînant tout son monde derrière lui, demanda à parler au colonel Brasin d’abord, au général Lavigne ensuite. Les deux militaires furent intraitables. Ils avaient une consigne. Ils étaient là pour la faire observer. Ils n’étaient là que pour la faire observer. Ils n’étaient même là que pour cela! Et la consigne était de ne laisser passer personne!
– Et qui vous a donné cette consigne-là?
– Le général Mabel!
– Impossible! Le général Mabel est arrêté!
– Mabel, allons donc! Il est dans la salle du Congrès!
– Vous l’avez vu?
– Non! mais on est venu nous transmettre ses ordres! En voici assez, messieurs! Je ne suis qu’un soldat, je ne fais pas de politique… On m’a dit de venir ici avec ma troupe; j’y suis… De ne laisser passer personne… personne ne passera… J’obéis!
Et il tourna le dos aux parlementaires.
– Il est fou! fit Pagès entre ses dents. Venez! vous autres! Nous trouverons bien un trou pour passer…
Et ils s’en allèrent, mais derrière eux le bruit commença à courir de l’arrestation de Mabel et tous les officiers qui étaient là et qui n’avaient pas vu leur chef en cette grave occurrence commençaient à commenter cette extraordinaire nouvelle.
Brasin et Lavigne se sentirent beaucoup moins rassurés. S’était-on réellement moqué d’eux en leur donnant des ordres au nom de Mabel? Ils étaient maintenant tentés de le croire.
Ils se résolurent à ne plus faire un pas sans un ordre régulier et écrit et ils regrettaient déjà de ne pas avoir exigé ces garanties dès l’abord…
«D’autant plus, pensaient-ils, que si Mabel est réellement arrêté, le commandant Jacques peut faire tout ce qu’il voudra, l’affaire est ratée.»
Des échos en parvenaient à la foule. À certaines fenêtres de la place, de braves bourgeois armés de lorgnettes regardaient avec assiduité ce qui se passait dans l’immense cour du château, ils en tiraient des conclusions plus ou moins absurdes.
Enfin, ce fut tout à coup comme le déversement de la grande ville dans la petite.
Sur le «pavé», les autos bondissaient, roulaient, mugissaient. Des cars bondés encombraient les avenues pleines de patriotes ou de révolutionnaires qui chantaient ou hurlaient… Çà et là, on se battait.
L’extraordinaire nouvelle du coup d’État était allée réveiller les Parisiens, les avait fait sauter de leur lit, les avait jetés dans tous les véhicules et les amenait à Versailles, soit en curieux, soit en acteurs.
Beaucoup de femmes du monde étaient venues en auto, et des artistes aussi, dans des toilettes rapides, sommaires. Aussi les restaurants étaient-ils envahis.
Dans un hôtel très réputé, il y avait une foule élégante, d’autant plus compacte qu’on était là aux premières loges pour avoir des nouvelles et qu’il était à peu près impossible d’aller plus loin.
Soudain, un homme traversa l’une des salles, un chapeau de feutre sur les yeux, le col du pardessus relevé; et certains, qui l’avaient reconnu, se regardèrent: «Lavobourg!»… il n’en est donc pas!
C’était bien Lavobourg, en effet, qui descendait rapidement dans la cour.
Là, il se heurta à une vingtaine de gars «costauds» à mine patibulaire qui se faisaient servir à déjeuner sur le pouce en compagnie des cochers et des chauffeurs d’auto.
L’office avait commencé par soulever quelques difficultés, étant peu désireux d’entrer en affaires avec des messieurs qui n’étaient point de la clientèle ordinaire.
Mais alors, un certain marchand de cacahuètes qui était là avait eu une manière de dire au maître d’hôtel:
– Monsieur est bien dégoûté d’hésiter à entrer en relations avec les premiers patriotes du club de l’Arsenal! Monsieur ne sait certainement point que ces honnêtes citoyens sont des amis de monsieur que voilà, qui est lui-même secrétaire du comité du club de l’Arsenal! c’est-à-dire, mon petit père, que ce n’est point de la petite bière et que, par les temps qui courent, ils est bon d’avoir des amis partout!
Le maître d’hôtel avait compris et s’était empressé de faire servir à ces gens tout ce qu’ils avaient voulu.
Lavobourg parut un peu stupéfait de rencontrer ce joli monde dans ce restaurant élégant, mais ces messieurs s’étaient empressés de laisser le chemin libre au bourgeois «qui sans doute avait un rendez-vous d’amour»! Il passa.
– Tu n’as pas besoin de te cacher! on t’a reconnu! lui cria le marchand de cacahuètes.
Il hâta le pas. Il se rendait à un pavillon qui avait jadis été construit pour la Pompadour. Les chambres en donnaient directement, par des portes-fenêtres, sur le parc. On lui ouvrit. Il y eut une sourde exclamation. La porte fut refermée.
– Il a une figure de trahison! dit l’un.
– À ce qu’il paraît que c’est un ami du commandant! répondit un autre.
– À mort, le commandant!
– Vive la révolution sociale!
– Vive le club de l’Arsenal!
Il y en avait un parmi tous ces gens qui ne prononçait pas une parole et qui paraissait assez mélancolique… C’était M. Hilaire! Il ne pouvait s’empêcher de penser, bien qu’il fût entouré d’amis, aux graves inconvénients de la politique active qui prend des heures
bien précieuses au commerce.
Et puis, il était bien obligé de se dire que Papa Cacahuètes usait de son influence politique et de ses cartes civiques avec une extraordinaire désinvolture.