Et, cette fois, il ouvrit le livre, le feuilletant hâtivement!
M. Hilaire était blême; le Subdamoun, prêt déjà à recevoir ce nouveau coup de la fatalité, avait croisé les bras. Askof ricanait. Les quelques personnages qui avaient pu voir ou deviner, par-dessus l’épaule du lecteur et de la lectrice, une partie du mystère avaient le cœur étreint par une indicible angoisse…
Encore une seconde et la supercherie allait être découverte!
Soudain, une porte claqua et une voix de stentor résonna dans la cour: «Appel des accusés devant le tribunal révolutionnaire!» et le premier nom jeté par cette voix terrifiante fut celui de M. Florent.
M. Florent, qui allait tourner la page, s’abattit comme une masse.
– C’est bien fait! dit M. Saw… mais aussitôt le nom de M. Saw ayant retenti après celui de M. Florent, il chancela à son tour et dut s’agripper à M. Talbot pour ne point tomber.
M. Talbot, pour se débarrasser de M. Saw, tendit le livre à M. Hilaire qui le mit dans sa poche.
Maintenant, on ne souciait plus du livre. Le directeur lui-même l’avait oublié! Il s’occupait, après avoir secoué frénétiquement M. Saw, qui ne voulait point le lâcher, de faire jeter un seau d’eau fraîche sur la figure congestionnée de M. Florent, puis de faire aligner contre le mur les malheureux qui allaient être conduits au tribunal.
M. Florent, sous la douche, était revenu à lui. On avait fini de le relever assez brutalement et, cependant que tout ce pauvre monde, destiné au bourreau, prenait de gré ou de force le chemin qui conduisait au tribunal, l’ancien libraire s’efforçait d’expliquer aux guichetiers et aux gardes civiques qu’il était victime de la plus déplorable erreur. On avait beau lui dire de se taire, il ne voulait rien entendre. Il finissait même par crier comme un sourd, malgré les coups de crosse, et cela sous prétexte qu’à cause de sa timidité, il lui serait impossible, tout à l’heure, de prononcer un mot devant les juges.
Dans la cour, Mlle Liskinne, revenue d’une forte émotion, et se sachant loin des regards de Talbot, qu’Hilaire venait d’entraîner, Sonia s’était rapprochée du Subdamoun et reprenait:
– Voyez, mon ami, votre devoir est tout indiqué, et je suis stupéfaite que vous ayez attendu jusqu’à ce jour pour le comprendre.
– J’ai cru tout perdu! murmura-t-il et je n’ai point voulu vous quitter, vous, personnellement, après vous avoir amenée jusque-là.
– Ne vous occupez point de moi, je vous en conjure, fit-elle en lui serrant furtivement les mains.
– Je ne m’en irai point cependant d’ici sans vous! affirma-t-il.
– Je vous prendrais pour un enfant si une telle considération pouvait vous arrêter en chemin!
– C’est que je vous aime, Sonia!
– Mon Dieu! gémit-elle, et elle s’arrêta une seconde, car la vie semblait s’être arrêtée en elle, tant l’accent de cette voix l’avait frappée au cœur. Jamais il ne lui avait dit: «Je vous aime!»
– Taisez-vous! murmura-t-elle, craignez de commettre un sacrilège…
– Il n’y a point de pire sacrilège que de mentir à l’amour. Je vous dis la vérité, Sonia: c’est vous que j’aime!
– Ah! le bourreau peut venir, fit-elle, en fermant les yeux…
– Le bourreau! fit-il. Qu’il vienne donc! et laissez-nous mourir tous les deux!
– Quittez ces lieux, lui répondit-elle, il n’est pas possible que ces choses durent et elles cesseront tout de suite si le Subdamoun le veut. Soyez libre, Jacques! promettez-le moi, jurez-le!
– Oui, fit-il, c’est promis! je serai libre pour vous délivrer!
XXIX OÙ M. FLORENT COMMENCE À COMPRENDRE QU’IL N’AVAIT RIEN COMPRIS À LA SECONDE GRANDE RÉVOLUTION FRANÇAISE
M. Florent eût peut-être continué à se conduire devant le tribunal révolutionnaire d’une façon indigne de sa haute infortune si, en entrant dans la vaste salle où les crosses des sectionnaires l’avaient si brutalement poussé, il n’avait reconnu au centre de l’appareil judiciaire M. Barkimel lui-même.
Oui, en vérité, le hasard ou la Providence avait voulu que M. Barkimel présidât le tribunal révolutionnaire, le jour même où M. Florent allait être jugé!
Celui-ci en conçut immédiatement un immense espoir et c’est alors que, soutenu par cette idée que tout n’était pas encore perdu pour lui et mesurant la honte qu’il y aurait à étaler sa pusillanimité devant un homme qu’il avait toujours considéré comme son inférieur, c’est alors, disons-nous, qu’il parvint à se redresser en une posture qui ne manquait point d’affecter quelque noblesse:
– Silence! glapit tout à coup un affreux bonhomme qui faisait fonction d’huissier et qui avait un grand sabre sous le bras.
Du reste, dans ce singulier tribunal, tout le monde, excepté les accusés, bien entendu, avait un sabre.
M. Barkimel lui-même, en habit gris, ceinturé d’une magnifique écharpe, avait un sabre au côté.
Il était assis devant une table sur laquelle on voyait des papiers, une écritoire, des pipes et quelques bouteilles. À côté de lui étaient les assesseurs; puis, une douzaine de personnes assises ou debout qui étaient les jurés et dont deux étaient en veste et en tablier.
L’accusateur public, mal peigné et dont la lèvre féroce laissait tomber une moustache formidable, se tenait dans le coin de droite, derrière une petite table surchargée de dossiers.
En présence du président, trois hommes surveillaient un prisonnier qui paraissait âgé de soixante ans. Deux gardes civiques s’avancèrent vers M. Barkimel, demandant à présenter au président, en faveur du vieillard que l’on était en train de juger, et qui paraissait bien peu redoutable, une pétition de la section de Saint-Sulpice; mais M. Barkimel, d’une terrible voix de rogomme que M. Florent ne lui connaissait pas, leur répondit «que ces demandes étaient inutiles, pour les traîtres!» et il se versa un grand verre de vin qu’il vida d’une lampée, en regardant le ministère public, comme s’il lui disait: «À votre santé, monsieur l’accusateur!» Alors le prisonnier s’écria:
– C’est affreux! Votre jugement est un assassinat!
– Vous dites tous ça! s’écria M. Barkimel. Vous finissez par nous ennuyer!
Mais l’honorable vieillard était secoué par une sainte colère.
– Les générations futures, s’écria-t-il encore, se refuseront à croire que ces forfaits ont pu avoir lieu chez un peuple civilisé, en présence d’un corps législatif.
– Je m’en f… des générations futures! emmenez-le, ordonna M. Barkimel, après avoir consulté de l’œil tous les jurés qui levaient la main pour la condamnation.
Le vieillard fut entraîné rapidement.