Jacques se précipite dans la cour pour voir ce qui se passe. Il se passe que la partie qu’il croyait gagnée est à nouveau perdue. Il attendait Mabel et c’est Flottard, son ministre de la Guerre qui est arrivé et le président du Conseil, tout cela qui représente encore le gouvernement établi, alors qu’il ne représente encore qu’une aventure ratée à cause d’un retard! D’un retard de cinq minutes!
Ah! s’il avait rejoint Mabel à l’heure dite, place de l’Étoile!
Des larmes de désespoir lui viennent aux yeux… Que peut son bataillon contre les troupes amenées par Flottard, contre les deux escadrons de gendarmerie qui se meuvent au fond de la cour devant la ligne qui n’a pas bougé, qui ne bougera pas, qui ne bougera jamais tant qu’un général, et un général qui en aura le droit, ne lèvera pas son sabre!
Hérisson a déjà donné l’ordre de fermer toutes les grilles, toutes les issues.
Il veut que personne n’échappe. Il saura venger la liberté outragée.
Et sa première victime est désignée.
Il s’agit d’arrêter le commandant Jacques! Pas facile à remplir cette besogne avec ce bataillon de coloniaux qui est prêt à mourir pour son ancien chef!
C’est le ministre de la Guerre qui s’avance. Il s’adresse à Daniel. Il lui ordonne de lui livrer le commandant Jacques. Daniel répond:
– Jamais! monsieur le ministre! Je suis un soldat! Je ne suis pas un policier!
Dans la cour, tous les yeux sont fixés sur cette scène tragique: le commandant Jacques, qui voit que tout est perdu, qui a croisé les bras sur sa poitrine et qui attend le dernier coup du destin, impassible et triste. Autour de lui, ses compagnons d’armes qui se pressent, qui lui jurent qu’ils ne l’abandonneront pas! qu’ils le suivront au bout du monde!
– Daniel, dit Jacques d’une voix calme, le bout du monde pour moi maintenant, c’est le poteau! Nous avons fait tous deux notre devoir et vous vous êtes assez compromis, mon pauvre ami! Votre sort, je le crains, ne sera guère meilleur que le mien! Livrez-moi, Daniel!
– Jamais! Écoutez les murmures de mes soldats!
– La partie est perdue! je vous en conjure, laissez-moi passer! Que le sang ne soit pas inutilement versé à cause de moi! Et vous ne pensez pas que je laisserais des soldats français se battre contre une troupe française! Adieu, mes amis!
Alors Daniel prit son épée et la brisa sur son genou. Et il alla la jeter aux pieds du ministre de la Guerre et de M. Flottard, gouverneur civil du gouvernement militaire de Paris.
– Voici mon épée, dit-il, et voici votre prisonnier!
– Jacques s’avança. Deux gendarmes lui mirent les menottes. Pendant ce temps, Pagès, Coudry et toute la majorité extrémiste, réunis à l’Orangerie, nommaient les membres d’un comité de Salut public, et votaient le rétablissement de la peine de mort en matière politique.
XX LA NOUVELLE TERREUR
Quand la première «charrette» apparut sur le quai, sortant du guichet de la Conciergerie, portant la grappe de ses condamnés à mort, mains liées derrière le dos, cheveux coupés sur le col nu, l’immense murmure populaire qui montait des bords du fleuve depuis la première heure du jour, s’apaisa d’un seul coup. Paris fit silence.
Il était deux heures de l’après-midi. Le soleil était écrasant. Ah! la peine de mort ne se cachait plus! Elle frappait en pleine lumière et il fallait lui faire cortège jusqu’à la place de la Concorde redevenue la place de la Révolution.
Seulement, cette charrette était un camion automobile.
Plus de haridelle: quarante chevaux-vapeur… et c’était un chauffeur qui conduisait doucement, tout doucement ce nouveau camion de la mort.
Des gardes civiques étaient montés avec les condamnés sur la plateforme roulante et les entouraient baïonnette au canon. D’autres gardes, mais à cheval ceux-là, précédaient et suivaient.
Et le sang allait couler; beaucoup de sang! Coudry l’avait dit: «La République a besoin d’une saignée ou elle est fichue!» et, malgré les efforts de Pagès, l’Assemblée nationale, réunie à Versailles, dans l’Orangerie, avait dès sa première séance qui avait suivi immédiatement l’arrestation du commandant Jacques et de ses principaux complices, proclamé la République en danger et rétabli la peine de mort contre tous les ennemis de l’État! Et la guillotine en permanence au cœur de Paris.
C’est en vain que le grand orateur de l’extrême-gauche s’était élevé contre une loi de sang qui allait devenir la loi des suspects; c’est en vain qu’il s’était écrié qu’il ne fallait point «en ce beau jour, tacher la robe de la victoire républicaine», Mulot lui avait répliqué que cette robe était rouge et que le sang ne s’y verrait pas!
Tout ce qu’on avait bien voulu lui accorder, c’est que les exécutions n’auraient pas lieu en masse, sous la volée des mitrailleuses, et qu’on leur laisserait certaines formes légales!
Pagès, qui venait de faire voter l’institution d’un comité de Salut public dont il avait été nommé président, avait dû se taire, sous peine d’une chute immédiate.
Depuis quinze jours, travaillant jour et nuit, les débris de l’Assemblée nationale, constituée en une sorte de Convention, rendaient décrets sur décrets, qui dépassaient les pires souvenirs que nous pouvons avoir de la Commune et même de notre première révolution. On n’avait pas à s’occuper du président de la République, qui avait été comme oublié et qui, dès le premier jour, avait donné sa démission. Paris avait été divisé en soixante sections, livrées administrativement aux pleins pouvoirs des clubs qui avaient élu, dans chacune de leur section, douze commissaires tenus quotidiennement de rendre compte de leur mandat à leurs électeurs.
Ces commissaires avaient pour principale mission de signaler les suspects au «comité de surveillance» élu par l’Assemblée de Versailles et siégeant à Paris.
Ces suspects étaient envoyés, sur mandats délivrés par ce comité de surveillance, au tribunal révolutionnaire.
Les membres du tribunal révolutionnaire, siégeant au Palais de justice, dans la grand-chambre de la cour suprême, étaient choisis par le comité de Salut public sur une liste remise par les sections, chaque section présentant un membre.
Les jugements du tribunal révolutionnaire étaient sans appel et exécutoires dans les vingt-quatre heures.
Ah! les sections avaient beau jeu!
Elles étaient les maîtresses de Paris depuis surtout que Flottard, le gouverneur civil du gouvernement militaire de Paris, leur avaient fait distribuer des armes avec mission d’exercer le plus grand nombre possible de gardes civiques du loyalisme desquels elles pouvaient répondre.
Et pendant que l’on éloignait des grandes villes, autant que faire se pouvait, l’armée régulière et qu’on la massait sur les frontières, après une grandiloquente proclamation de paix au monde, les commissaires départementaux, expédiés dans toutes les régions par le comité de Salut public, organisaient ou tâchaient d’organiser le système des sections et des gardes civiques en province.