C'est sans doute la semaine la plus agréable que j'aie vécue sur terre. En Normandie. Certains vivent la semaine la plus agréable de leur existence en Bretagne, en Bolivie, en Belgique ou en Pologne, il faut bien la vivre quelque part, moi ce fut en Normandie – Pollux Lesiak, je ne sais pas.
Clémentine Laborde, ma banquière, nous a prêté sa voiture. J'ai laissé Caracas chez ma sœur Pascale, qui l'aimait beaucoup et saurait s'en occuper aussi bien que moi.
– Entre deux affaires urgentes à régler, m'a dit ma sœur, tu vas peut-être enfin pouvoir nous la présenter?
– Pas de problème. Elle s'est rangée, je te l'avais dit. Dès qu'on revient, je vous l'amène. Juré.
Pollux et moi, nous avions envie de changer d'année ailleurs. Cet ailleurs pouvait se trouver n'importe où, du moment que nous nous décalions pour prendre de l'élan et revenir au début de l'année suivante comme lancés par un élastique. La Normandie, c'était l’ailleurs le plus facile à atteindre. Pollux aimait bien les choses faciles. Moi aussi.
Nous sommes arrivés à Carteret le jeudi soir. Je voulais revoir l'hôtel d'Angleterre, qui n'avait rien de particulièrement somptueux mais me rappelait trois belles journées passées là-bas avec ma fiancée de l'époque, Claire. Les chambres donnaient sur une vaste étendue mi-sablonneuse, mi-herbeuse, bosselée de quelques dunes entre lesquelles s'étaient formées des flaques d'eau salée. Au-dessus de cette zone inclassable, à mi-chemin entre la terre et la mer, entre la campagne et le fond marin, de nombreuses mouettes tournoyaient comme folles en poussant des cris déchirants, des cris de veuves sauvages. Ou des goélands, peut-être. Le vendredi matin, je me suis réveillé avant Pollux et suis allé m'accouder à la fenêtre de la salle de bains, malgré le froid mordant. Je suis resté sans doute plus d'une demi-heure à les observer, fasciné, transpercé par les pleurs de ces mouettes, empli d'une immense tristesse. Mais c'était de la bonne tristesse. J'avais la sensation de m'intégrer à la communauté des mouettes, de me fondre dans ce monde constitué par leurs cris, le sable humide et la clarté glaciale du matin, mais au fond de moi je savais que je n'en faisais pas – ou plus – partie. Je me sentais comme un parent éloigné lors d'un enterrement. Je m'offrais un moment de désespoir pour le plaisir de retrouver ma vie heureuse et simple ensuite. Pollux Lesiak ronflait doucement dans le grand lit à quelques mètres de moi, je pouvais bien compatir quelques instants à la détresse de ces mouettes.
Et peut-être qu'elles rigolaient, après tout.
L'après-midi, nous nous sommes promenés sur la plage de Carteret, sans beaucoup parler, puis nous sommes allés nous réchauffer dans une sorte de pub, en buvant du whisky et en jouant à trouver des noms d'animaux qui commencent par «c» – il y en a des milliards. Le soir, nous avons dîné au restaurant de l'hôtel – elle a choisi des coquilles Saint-Jacques – puis nous avons discuté dans la chambre jusqu'à deux ou trois heures du matin.
Le lendemain, samedi, nous avons pris le bateau jusqu'à Jersey. Il n'a pas cessé de pleuvoir, nous nous promenions dans un monde gris sombre, opaque et froid, une terre sans vie, sans âme. Je n'ai pas aimé l'île, mais avec Pollux, j'aurais pris plaisir à traverser le fond de la mer du Nord en scaphandre. Au retour, sur le bateau, j'ai vu un homme que j'avais déjà repéré à l'aller et que nous avions croisé deux fois sur l'île. Un type assez moche, d'une quarantaine d'années, long et décharné, qui sentait le vice gluant à des kilomètres – un grand boyau rempli de sperme et de salive. Depuis le matin, il lançait des œillades lubriques à Pollux, de manière très directe, les yeux suintants et le sourire immonde. S'il s'était levé pour venir lui dire: «Je vais te défoncer le cul, petite pute, je sais que t'aimes ça», ça n'aurait pas changé grand-chose. Quand je le regardais, il ne se démontait pas. Il me fixait d'un air provocateur et cynique, sans se départir de son sourire d'hyène. («Je vais la baiser, ta copine, elle n'attend que ça. Et tu n'y peux rien, pauvre type. Même si je ne la touche pas, c'est la même chose, tu sais bien qu'elle en crève d'envie. C'est une vicieuse, une salope, je sais les reconnaître.») Pollux paraissait très troublée par ce porc. Elle me disait:
– Il est répugnant, il me donne envie de vomir. Tu as vu comment il me regarde? Ça me dégoûte. Pour qui il se prend, ce type?
Mais je ne pouvais m'empêcher de me demander si elle ne ressentait que du dégoût. Je trouvais cette pensée absurde – il était hideux -, mais malgré moi, je finissais par croire ce que les yeux de ce monstre me disaient. «Elle en crève d'envie, ta petite pute.» J'avais honte de lui prêter des désirs pareils – je me sentais indigne de son amour et de sa confiance – mais le doute s'était installé dans mon esprit, avec sa sale petite tête de rat malade, et grignotait tout ce qu'il trouvait. Quand j'ai vu que l'homme prenait le même bateau que nous au retour, j'ai failli aller le voir, le jeter au sol et l'étrangler en riant comme un possédé. Mais ce n'est pas mon genre. Je ne voulais pas donner plus d'importance qu'il n'en méritait à ce bouc ridicule. La pluie s'étant un peu calmée, tout le monde est sorti sur le pont. J'observais l'écume à l'arrière du navire et je pensais la même chose que des millions de passagers avant moi sur tous les océans du monde: «Notre vie, c'est un peu comme ce bateau. Ça fait beaucoup de mousse sur le moment, mais lorsqu'on regarde derrière nous, il ne reste qu'un mince sillage un peu huileux à la surface de l'eau. Et au loin, rien.» Soudain, une violente averse a éclaté. Tout le monde est rentré se réfugier à l'intérieur du bateau. Je me suis assis. Pollux n'arrivait pas. J'ai attendu encore quelques instants, puis je suis allé jeter un coup d'œil sur le pont arrière par la vitre. Ils étaient tous les deux côte à côte, le dos plaqué contre la paroi de la cabine passagers pour ne pas se faire trop mouiller, Pollux et le bouc, seuls dehors. Leurs épaules se touchaient peut-être. Je suis retourné m'asseoir car mes jambes ne me soutenaient plus. Je me suis senti devenir très pâle, un trou sans fond s'ouvrait en moi, comme si je venais de découvrir que ma mère était un travesti. Je n'arrivais plus à réfléchir, mon cœur battait dans mes oreilles et mes yeux. «Vicieuse. Salope. Petite pute.» Impossible de penser à quoi que ce soit d'autre. À la fin de l'averse, tout le monde est retourné sur le pont et j'ai suivi le mouvement. Quand elle m'a vu, elle est venue vers moi avec un grand sourire innocent et m'a pris dans ses bras. Après tout, il ne s'était rien passé. Je ne peux pas la considérer comme une vicieuse, une salope, une petite pute (les mots les plus hargneux viennent les premiers, on se croit au-dessus de tout ça, tolérant et civilisé, mais en une seconde, on descend très bas dans la vase) parce qu'elle reste seule avec un homme dont elle sait qu'il n'a qu'une idée en tête: la baiser. C'est injuste. Peut-être a-t-elle simplement voulu profiter de la mer sous la pluie. Peut-être est-il venu se coller contre elle pour la provoquer encore. Peut-être n'a-t-elle pas voulu rater ce spectacle à cause d'un pervers minable. Peut-être l'injuriait-elle mentalement en admirant la mer sous la pluie. Peut-être. Peut-être aussi pensait-elle à autre chose. Quoi qu'il en soit, dès le lendemain, l'image du bouc a commencé à se dissiper dans le sillage ondoyant de notre petit navire.
Dimanche, nous sommes descendus jusqu'à Granville où nous avons pris une chambre dans un grand hôtel qui dominait la plage. Elle a ouvert la fenêtre pour observer la mer et les quelques touristes en balade. Elle était accoudée sur le rebord, les reins cambrés. Ses hanches rondes, ses longues jambes. Je me suis approché derrière elle, j'ai relevé sa jupe et baissé sa culotte sur ses cuisses. Elle disait: «Non, non, arrête, les gens vont nous voir», mais elle n'a pas fait le moindre geste pour me repousser. Au contraire, elle creusait encore plus les reins, se mettait sur la pointe des pieds, comme si la partie inférieure de son corps réagissait toute seule, dissociée du reste, de sa tête bien droite, de ses épaules relâchées, de ses bras croisés. En dessous, une jeune femme blonde nous a fixés pendant un moment.
L'après-midi, nous nous sommes promenés en ville, main dans la main comme tout le monde, avant de nous réfugier dans l'un des rares bars ouverts pour nous protéger de la pluie. Le soir, nous sommes allés dîner dans un restaurant de poissons, entièrement bleu.
Le lendemain matin, en prenant le petit déjeuner dans la salle de restaurant de l'hôtel, nous avons lu dans le journal qu'un jeune couple s'était fait écraser par un train, du côté de Nancy. Leurs corps fragiles, broyés. Pendant quelques minutes, nous avons parlé d'eux.
En milieu d'après-midi, nous sommes partis vers Caen, sans trop savoir où nous allions dormir. Nous avons dépassé la «grande ville», trop lourde pour les amoureux, et nous nous sommes arrêtés à Ouistreham, car le nom me disait quelque chose. Ce n'est qu'en y arrivant – la nuit était déjà tombée depuis longtemps – que je me suis souvenu que c'était l'endroit où Nadège Monin avait vu le jour, plus de trente ans avant de se réveiller dans le lit d'un inconnu un peu bizarre qui aurait enfilé sa culotte sur son bras. Dans l'obscurité, le bourg ressemblait aux villes fantômes du Texas. Nous avons repéré quelques traces de vie près de la «plage» – c'est-à-dire surtout du port d'embarquement des ferries. Après avoir déniché une chambre de quarante ou cinquante centimètres carrés au rez-de-chaussée d'un hôtel neuf, nous avons mal mangé dans un restaurant cher et laid presque exclusivement fréquenté par des Hollandais, puis nous sommes allés marcher le long du port, nous asseoir près d'un phare. Il faisait froid et humide. On ne voyait rien, hormis la silhouette gigantesque d'un bateau rouillé qui s’apprêtait à partir, à une centaine de mètres de nous. J’etais «heureux», avec tout ce que ce terme peut comporter d'un peu bêta. Elle m'a demandé si je voulais des enfants un jour, j'ai répondu: «Je ne sais pas.» Quelques instants plus tard, elle a regardé sa montre et m'a dit:
– Il est une heure moins dix. On a changé d'année.
Cette nuit-là, dans notre chambre de bonne naine, quand j'ai posé une main sur son ventre, elle l'a retenue pour l'empêcher de descendre ou de monter. Elle n'avait pas envie, bon. Ça ne me dérangeait pas. Je ne suis pas un animal. Je ne suis pas un lourdaud besogneux qui tient à honorer sa bourgeoise tous les soirs dès que la lumière est éteinte.