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Là-bas. Dans ce petit bistrot bleu, là-bas. Sûr. Il y a de la lumière, de la musique, des cheveux brillants et souples, des boucles d'oreilles, des dents, des verres et des cigarettes, des mains claires et vives, des tissus légers, à cinquante mètres de moi, toute la vie condensée dans ce bistrot bleu, derrière les grandes baies vitrées. Je me trouvais sur une petite place sombre et déserte au bord du square, près de l'église d'où était sorti le cercueil de la pauvre fille qui grignotait des gâteaux. J'étais bien décidé à aller sur-le-champ en grignoter un peu, des gâteaux, moi aussi. Et contrairement à cette malheureuse, j'étais vivant, terriblement vivant! J'avais au moins plus de chance que quelqu'un, c'était un bon début.

Je me suis dirigé vers le bistrot bleu en essayant de me tenir à peu près droit, de ne pas marcher en zigzag et de prendre un air lucide et frais – car d'après ce que j'en devinais, à travers le voile d'ivresse brouillonne qui déformait tout devant mes yeux, c'était un endroit vaguement chic.

J'avais peur mais j'y suis allé quand même. De toute façon, dès que je serai à l'intérieur, je n'aurai qu'à m'asseoir le plus vite possible et fixer mon verre avec un œil de poète mal dans sa peau, ça passera très bien.

J'ai traversé la rue d'un pas de légionnaire, la tête bien droite, les bras bien le long du corps, les yeux glacials bien fixés sur la cible, jusqu'à la porte de verre coulissante. Qui, à mon approche, n'a pas coulissé. Oh ce n'est rien, ça, je vais recommencer. Le principal est de rester naturel, de ne surtout pas passer pour un abruti devant lequel les portes ne coulissent pas. Je me suis frappé le front pour faire croire que j'avais oublié quelque chose chez moi, mon briquet fétiche par exemple – au cas où quelqu'un m'aurait vu me heurter au refus de la porte -, j'ai fait demi-tour, après deux pas j'ai ralenti, après trois je me suis arrêté en dodelinant de la tête pour indiquer que j'habitais tout de même à l'autre bout de Paris, au quatrième étage, que si ça se trouve ils auraient des allumettes, hein, là-dedans, puis j'ai pivoté de nouveau pour foncer droit sur la porte. À tout petits pas, pour avoir plus de chances de me faire repérer par la cellule photoélectrique qui en contrôlait probablement l'ouverture. Je nie rendais bien compte que mon attitude n'avait plus rien à voir avec la décontraction, mais je ne m'imaginais pas repartir une seconde fois chercher je ne sais quoi chez moi et me raviser encore au dernier moment. Pour fes gens heureux qui buvaient tranquillement à l'intérieur, ça pouvait avoir un certain intérêt chorégraphique, cha-cha-cha nonchalant derrière la vitre, mais je ne devais pas oublier le côté ridicule de la chose. Alors ouvre-toi, maintenant, s'il te plaît. J'ai fait tout ce qu'il fallait, cette fois j'en suis sûr – je veux bien consentir docilement à tous les efforts nécessaires pour m'adapter à la vie moderne parmi les miens, puisque, de toute évidence, ça ne m'est pas donné a priori, mais marcher droit vers une porte coulissante pour qu'elle s'ouvre, honnêtement, je ne peux pas faire plus. Alors coulisse! Pour l'amour du ciel, par Moïse et par Ali Baba, ne me laisse pas là, debout seul face au refus du monde, ouvre-toi, coulisse dans la seconde qui vient – car porte coulissante, tu te dois de coulisser. Je jure sur la mémoire d'Halvard Salord et sur les ovaires magiques de ma mère de ne plus jamais me plaindre de rien si tu coulisses sans faire de difficultés. Car je sens confusément que tout le monde m'observe, là, dans le bar.

Eh bien non. J'ai avancé, avancé, à petits pas de plus en plus rapprochés, avancé jusqu'à me coller le nez contre cette porte, elle n'a pas plus coulissé qu'un mur de briques. Pourquoi? Je n'en sais rien. Qui va encore venir me dire que je me fais des idées, que je ne suis pas plus mal à l'aise qu'un autre dans le monde, que le système collectif ne me bouscule, ne me coince et ne grince autour de moi que dans mon imagination paranoïaque? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui reste debout devant cette porte de verre quand tout le monde est déjà à l'intérieur, quand tout le monde l'a franchie sans problème, je suppose, quand tout le monde s'amuse au chaud, à la lumière? Je courais sans crainte ni retenue vers le rire et l'insouciance – et je me suis heurté à un mur. Maintenant, la vie bouillonne et les manèges tourbillonnent, c'est l'effervescence lumineuse, le bonheur dans le cœur des filles, à deux mètres de moi, et je dois me chercher une contenance pour justifier ma présence balourde devant cette porte de glace… Encore une fois, derrière la paroi de verre, je me sens comme un spectre qui ne parvient pas à se mêler aux hommes, aux amis qu'il revient visiter. Laissez-moi entrer! LAISSEZ-MOI ENTRER! Qui a décidé de m'exclure? Tout allait si bien, dans le temps. Maintenant, je suis persuadé que si je demande l'heure à quelqu'un, il se détourne d'un air méprisant; si je m'adosse à un réverbère, il s'effondre; si je fouille dans mes poches, j'ai effectivement oublié mon briquet fétiche.

J'allais donc retourner d'où je venais, c'est-à-dire dans l'ombre et le doute, quand soudain un ange s'est tourné vers moi. Un jeune homme dans le bistrot, au sourire miséricordieux, au regard plein de bonté. Il m'a fixé un moment puis a tendu un doigt vers moi en articulant quelque chose. Dans un premier temps, bien entendu, j'ai pensé qu'il me désignait à tous les autres en disant probablement: «Regardez-moi ce benêt qui reste derrière la porte.» Mais la lueur qui brillait dans ses yeux doux contredisait cette impression. Ses yeux me murmuraient: «N'aie pas peur, je suis là, je suis avec toi, je t'aime.» Oui, moi aussi, je t'aime bien, mais… Quoi? Cest à ce moment que j'ai compris qu'il me montrait quelque chose.

J'ai baissé les yeux et j'ai vu un gros bouton noir à droite de la porte. Sans trop y croire, j'ai appuyé dessus – s'il suffisait d'appuyer sur un bouton pour que les obstacles se désintègrent, la vie serait trop facile. Pssshhh. La vie est facile.

Pssshhh. La porte s'est ouverte. La porte a coulissé devant moi comme par miracle et une vague de chaleur, de lumière, de musique, de whisky, de voix rieuses et de parfum de fille m'a submergé. À moi le paradis sur terre, à moi les choses normales! Bon, certains blasés diront que ce n'est pas une véritable prouesse, de réussir à ouvrir la porte d'un bar. Mais pour moi, c'était un grand pas vers un avenir meilleur.

En passant, j'ai adressé un sourire plein d'amicale reconnaissance à mon ange sauveur – un sourire sincère et réussi, car j'en oubliais même que j’étais soûl – mais il ne faisait déjà plus attention à moi, il papotait avec une angelote aux nichons énormes.

Devinant du coin de l'œil qu'il n'y avait pas de place assise, et craignant de toute façon d'aller m'immiscer trop directement dans les affaires heureuses de tous ces jeunes très à l’aise, je me suis dirigé droit vers le comptoir, les yeux braqués sur la machine à café (pour me donner un genre) comme si je n'en avais jamais vu de si perfectionnée. J'ai commandé un whisky en prenant soin de ne regarder rien d'autre que le visage accueillant du serveur sympathique, puis je me suis mis à le boire à petites gorgées, en fixant intensément une soucoupe dans laquelle il restait deux olives vertes. Tout le monde avait l'air de bien s'entendre, la fille que je voyais dans le miroir en relevant furtivement les yeux de mes olives avait un air de Greta Garbo moderne, j'entendais sur ma gauche un couple parler d'une amie qui venait de se marier sur un coup de tête à Las Vegas avec un certain Carlos, tout me plaisait. D'ailleurs, comme j'avais envie de participer aux réjouissances, je me suis étendu dans tout le bistrot pour me mêler aux gens, m'insinuer dans leur esprit grâce à de longs fils fins et flexibles – un peu à la manière d'une pieuvre aux tentacules invisibles. Je me suis infiltré dans la Greta Garbo moderne dont je ne voyais que le buste dans le miroir – elle ne s'est rendu compte de rien – et j'ai pensé qu'elle était célibataire depuis trois semaines, car son fiancé Sébastien l'ennuyait à mourir, et que la veille elle avait mangé des nouilles au gruyère devant un film italien à la télé, avant de sortir boire un verre dans le Marais avec un couple d'amis dont elle s'était sentie un peu jalouse. J'ai laissé un tentacule planté dans son cœur et j'en ai glissé un autre dans la tête du serveur sympathique, qui à mon avis s'appelait Luc et allait se marier dans quelques mois avec une jolie blonde qu'il avait rencontrée deux ans plus tôt dans une boîte aux sports d'hiver. Mais ce matin-là au petit déjeuner, dans la cuisine aux placards blancs, l'ambiance n'était pas terrible. La jolie blonde (Stéphanie?) avait avalé ses deux biscottes et son café au lait sans dire un mot. Luc portait un drôle de pyjama à rayures. C'est lui qui avait débarrassé la table de formica, en jetant de temps en temps de petits coups d'œil à Stéphanie muette. À présent, il était en train de servir un gin-tonic à un gros type en costume crème. Je l'ai laissé pour m'incorporer au couple qui discutait sur ma gauche. Le plus beau moment de leur vie restait ce week-end à Londres, au début de leur histoire: ils s'étaient beaucoup promenés seuls, main dans la main, dans le froid et le brouillard. En les entendant évoquer le souvenir de leur amie mariée à Las Vegas, qu'ils ne reverraient probablement plus de sitôt, il m'est venu une idée formidable: en passant par eux, je pouvais lancer un tentacule au-dessus de l'Atlantique, et atteindre cette femme lointaine. Miracle de la technique. Je me suis dit qu'elle s'appelait Anne, qu'elle vivait dans un petit appartement de la banlieue de Los Angeles avec son Carlos et qu'elle venait de s'inscrire dans une école d'arts graphiques. Carlos, lui, était d'origine vénézuélienne, et ses parents, repartis au pays, fulminaient qu'il se soit marié en un clin d'œil, sans même les prévenir. On ne plaisante pas avec la tradition, en Amérique du Sud. Ah, merveille, je pouvais m'unir au monde entier, me brancher sur tous les êtres humains pour partager leur joie d'avoir les pieds sur terre. On est bien, dans ce bar.

Comme pour m'en convaincre jusqu'en mes plus infimes molécules, je ne cessais de me répéter que j'étais en train de vivre un délicieux moment futile, quand soudain, insidieusement, une sale pensée néfaste et moche s'est glissée en moi. Une réflexion que tout à coup je me suis faite et qui risquait de tout foutre en l'air. J'ai décidé de la chasser provisoirement de mon esprit pour l'étudier plus au calme le lendemain – quand ce moment magique, passé, ne pourrait plus être gâché. Je n'ai d'ailleurs eu aucun mal à m'en débarrasser, comme la vache d'un coup de queue chasse la mouche qui l'agace, car j'étais fin soûl – et rien ne résiste à la puissance nonchalante de l'ivre, qui peut se permettre toutes les audaces, qui ne craint rien ni personne: il est le maître du monde et a fortiori de ses pensées. De toute manière, la main de Dieu descendait déjà vers moi (celle d'Oscar, en tout cas), un coup de théâtre se préparait, et j'allais très bientôt ne même plus me souvenir que cette sale pensée néfaste et moche m'avait chatouillé désagréablement l'esprit: en donnant mon dédaigneux coup de queue (qui s'est traduit par une sorte de tic nerveux secouant l'ensemble de la tête), mes yeux se sont posés, à l'autre bout du comptoir, près de la porte, sur elle. Assise sur un grand tabouret. Pollux Lesiak.

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