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Ma sœur avait invité quelques amis. Outre son futur époux Marc Parquet, j'ai retrouvé chez elle l'une de ses collègues, Iana, une jolie Tchèque un peu folle – gentille, marrante, bizarre -, Didier, un pilote moto qui deviendrait plus tard le parrain de leur fils, Béatrice, une de ses amies (mélancolique) qui deviendrait la marraine, et un ami de Marc Parquet, Luigi (surnommé «la Blatte», mais nous ne le découvririons que plus tard, et de belle manière: la veille du mariage de ma sœur Pascale et de son fiancé Parquet, nous sommes allés dîner avec quelques amis à eux, dont Luigi, dans un restaurant perdu au bord d'une crique, du côté de Marseille – où? je n'en sais rien; c'est la jungle, pour moi, cette région – et alors que nous étions tous autour d'une grande table en terrasse, nous avons entendu quelqu'un crier: «Ho, la Blatte!» Dans un restaurant, c'est déstabilisant. Nous nous sommes donc tous retournés pour savoir qui avait trouvé la bête, et le type nous regardait. «Ho, salut la Blatte!» Tiens. Soit l'un de nous avait un cafard énorme sur l'épaule, ce gars-là était l'ami des bêtes et saluait toutes celles qu'il voyait, soit c'était l'un de nous, «la Blatte», ce qui paraissait plus probable, à tout prendre. «Tain, la Blatte, t'es devenu sourd ou quoi?» Comme d'habitude, je me sentais visé, je sentais que c'était moi, la blatte, et comme il fallait bien que quelqu'un se sacrifie, car le gars n'allait sans doute pas tarder à s'énerver, je m'apprêtais à dire «Ah, tiens, salut, tu vas bien?» ou quelque chose dans ce goût-là, quand l'un de nous a remarqué que le seul à ne pas s'être retourné était Luigi. Il regardait fixement son assiette en essayant de garder un air naturel et détaché – ce qui ne passait pas vraiment, dans ces circonstances. Tout le restaurant avait levé la tête et notre Luigi découpait et redécoupait consciencieusement une malheureuse sardine, les mâchoires serrées. Il n'était pas très satisfait de la situation car il venait d'entamer une idylle avec Iana (la veille au soir, elle lui avait littéralement sauté dessus – depuis deux jours, elle répétait sans cesse «Il est sympa, ce Luigi!» on sentait que la tension montait), et personne n'aime à s'entendre appeler la Blatte devant une récente conquête. C'est ainsi que nous avons appris que, dans le coin, tous ses amis le surnommaient la Blatte – pourquoi? mystère -, à sa grande fureur). Ce soir-là chez ma sœur, il y avait également une fille que je ne connaissais pas.

Je me sentais bien avec ces gens. Dès que je suis arrivé, ma sœur Pascale m'a donné du whisky (les effets du Cutty Sark commençaient déjà à s'estomper, rien n'est pire). J'ai passé une bonne soirée, très soûle, à les observer, à les écouter. Ma sœur nous avait cuisiné des algues et des graines, c'était fameux. Tout le monde semblait bien dans sa peau, insouciant, très à l'aise dans le salon, je sentais d'ailleurs que ces gens-là étaient souvent très à l'aise, un peu partout – mais victime de l'ivresse, j'ai oublié de leur demander leur secret.

Béatrice semblait s'être dégagée provisoirement de ses brumes mélancoliques, Marc et Didier racontaient des histoires du pays, ma sœur Pascale voletait dans la pièce comme une abeille tibétaine, Luigi (que la blatte n'avait pas encore rattrapé) glissait des œillades timides et néanmoins expressives vers lana – encore quelques mois de patience, la Blatte, elle te sautera littéralement dessus (si je te disais cela maintenant – «Cette fille que tu contemples comme une planète inaccessible, elle te dévorera tout cru, dans quelques mois, à huit cents kilomètres d'ici» – tu ne me croirais pas, hein?). Tu trouves pas que la vie est curieuse, la Blatte?

La fille que je ne connaissais pas ne disait pas un mot. Je n'arrivais pas à savoir avec qui elle était venue, ni ce qu'elle faisait dans la vie, ni si elle habitait Paris ou Singapour. Elle mangeait en silence, nous écoutait peut-être, tripotait un petit bracelet de perles qu'elle avait au poignet gauche. (Un peu plus d'un an plus tard, en rendant chez moi un soir, je la trouverais étendue par terre sans connaissance, entre un couteau de boucher et des boîtes de somnifères vides, la fenêtre grande ouverte, et une corde fixée à l'anneau du lustre (avec au bout, un noeud coulant très approximatif qui descendait jusqu'à cinquante centimètres à peine du tabouret de cuisine) – comme pour me dire: «Tu vois que je ne lésine pas sur les moyens, hein, c'est pas de la blague.» Caracas serait assise sur mon fauteuil, l'air à la fois affligée et outrée, avec le bracelet de perles de la fille autour du cou. L'autre, allongée bras en croix au milieu de toutes ces méthodes pour tirer sa révérence au monde cruel, tiendrait à la main une grande feuille de papier sur laquelle elle aurait écrit en majuscules rouges: «J'AI PRIS DES CACHETS. APPELLE LES POMPIERS TOUT DE SUITE. C'EST LE 18.») (Je ne me jetterais pas en pleurs sur son corps inerte, d'abord parce qu'à cette époque-là, buriné par les coups durs de l'existence (cette brute), je ne serais plus le cœur d'or et l'âme sensible que connaissaient mes amis encore un an plus tôt, loin s'en faudrait, mais aussi parce qu'elle n'aurait pas choisi l'arme la plus efficace; des somnifères pour chien (ceux que l'on donne pour les longs trajets en voiture, par exemple (si par malheur ça avait marché, c'était l'humiliation dans Détective: «La belle éconduite se suicide au Biocanina»)), qui ne sont sans doute pas très digestes, mais en tout cas moins nocifs qu'un couteau de boucher. Grâce au numéro de téléphone ultraconfidentiel qu'elle aurait pris soin de me communiquer avant de mourir, je préviendrais les gars de la sécurité corporelle, qui viendraient la sortir du coma des chiens – elle s'en tirerait avec un bon lavage d'estomac.)

(Il paraît que c'est ignoble, un lavage d'estomac, mais ça ne lui ôterait pourtant pas ses velléités tragiques: une semaine plus tard, en rentrant chez moi, je découvrirais – non pas avec stupeur ni effroi, car je serais véritablement devenu le Buriné, comme on dit le Balafré, mais avec un certain agacement – de longues traînées d'hémoglobine sur ma porte. En suivant la piste rouge, je la trouverais assise sur le palier du dessus, un cutter entre les pieds, une bouteille de mezcal à la main, le bracelet en sang, le poignet lacéré. Elle ricanerait comme une sorcière masochiste. Le Buriné lui-même en aurait ras la casquette.)

Tout cela serait pour plus tard. Ce soir-là, je me sentais relax en bonne compagnie. Je trouvais la fille que je ne connaissais pas plutôt intéressante, dans son mutisme sobre. (J'aurais mieux fait de moins m'intéresser à elle, d'écouter les blagues marseillaises, de ne pas me souvenir de ce visage innocent un an plus tard, de ne pas chercher à la retrouver, mais (comme tu dis, la Blatte) la vie est curieuse, on ne peut rien prévoir.) Elle m'intriguait mais ne m'attirait pas plus que ça: je la trouvais agréable à regarder, mais rien à voir avec Pollux Lesiak.

D'ailleurs, tout à mon aisance passagère, je me suis mis à leur parler d'elle. De Pollux. Je leur ai dit que j'étais tombé follement amoureux un mois plus tôt, et comme je savais qu'ils glousseraient si je leur racontais que je ne l'avais vue en tout et pour tout qu'un quart d'heure, qu'ils me feraient comprendre que non, ce n'est pas ça, l'amour, comme je savais que mon histoire ne ferait pas «authentique», j'ai dû broder un peu, par souci de réalisme. Je leur ai expliqué que suite au coup de foudre, nous ne nous étions pas quittés pendant deux semaines et que, miracle, nous filions le parfait amour et le bon coton (nous avions décidé de nous ranger un peu des voitures (depuis quelque temps, pour ne pas avouer aux amis de ma sœur que j'étais traducteur – car j'imaginais que les Marseillais traînaient tous plus ou moins dans des affaires louches, comme dans les films, et n'avaient aucune estime pour les caves -, je laissais sous-entendre que je m'étais écarté du droit chemin et me livrais à des activités mystérieuses (je ne voulais pas trop en dire, car je craignais qu'ils ne démasquent vite la supercherie – ou pire, s'ils tombaient dans le panneau, qu'ils ne veuillent «en être»), pas très catholiques mais fructueuses (et pour rendre le coup de foudre crédible, j'ai dû situer ma Pollux dans les mêmes sphères – elle faisait un peu de commerce en amateur (à cause de l'alcool, je m'entortillais dans les mailles de mon récit, il fallait que je me ressaisisse))) et nous comptions trouver un grand appartement pour nous deux – ou peut-être même nous trois bientôt, qui sait, ah ah -, car oui, voilà, justement, elle n'avait plus d'endroit où dormir, la poulaille commençait à tourner autour de son immeuble, elle était donc venue s'installer provisoirement chez moi et nous filions le parfait amour, donc). Si elle ne m'avait pas accompagné ce soir, c'est simplement qu'elle avait une affaire urgente à régler – et, non, malheureusement, elle ne pourrait pas non plus venir à l'anniversaire d’Iana, quelques jours plus tard, car l'affaire urgente, pour tout leur dire, c'était à Madrid qu'il fallait la régler. Mais dès que possible, bien sûr, je leur présenterais ma compagne. Elle était farouche, mais elle ne pouvait rien me refuser.

J'étais rond comme une queue de pelle.

J'ai senti qu'ils étaient sceptiques, mais tout de même contents pour moi: depuis le temps que j'enchaînais les aventures éphémères, un brin de stabilité sentimentale n'allait sans doute pas me faire de mal. Eh oui, pardi. J'étais assez content, moi aussi. Cette petite histoire inventée m'avait mis du baume au cœur.

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