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Pour être honnête, ce n'était pas tout à fait elle. Mais presque. J'y ai même cru pendant quelques secondes, car elle lui ressemblait étrangement, me semblait-il. Je ne me souvenais déjà plus très bien du visage de Pollux Lesiak, mais en revanche je gardais une image très précise de l'essence du visage de Pollux Lesiak. La notion de Pollux Lesiak, je savais parfaitement à quoi ça ressemblait.

C'est-à-dire à cette fille du bout du comptoir, vaguement. Elle avait de longs cheveux bruns, de grands yeux, la peau pâle, elle était habillée en bleu dans ce café bleu, une jupe bleue, un pull bleu clair, et même un petit sac à dos de toile bleue. Elle n'avait pas de tabouret à la main, peut-être, mais quand même un sous les fesses. Que je devinais rondes et souples, d'ailleurs.

Plein d'ivresse stupide, je me suis dit que je ne retrouverais jamais la mythique Pollux. Or la vie est courte, on ne peut pas la passer à courir après un fantôme rapide comme l'éclair dans un marécage semé d'embûches; et puisqu'elle lui ressemblait un peu, ce n'était pas vraiment comme si je laissais tomber tous mes rêves et piétinais mes illusions d'une semelle aigrie, non. Rien à voir. Dans mon idée, je m'adaptais simplement à la dure réalité du monde, je faisais avec ce qu'on me donnait. «Plaisir d'offrir», d'accord, mais n'oublions pas «Joie de recevoir».

Alors ce que j'allais faire, c'était très simple: j'allais séduire cette fille et oublier Pollux Lesiak – pas tout à fait quand même, mais un peu. J'allais me la ramener à la maison et l'honorer furieusement pendant deux heures, puis je poserais ma tête sur son ventre plat, les yeux vers ses pieds, et je penserais à Pollux Lesiak en souriant, sans rancune, on n'y peut rien, Pollux, c'est la vie qui l'a voulu, en lui caressant une cuisse. L'intérieur d'une cuisse. Je me dirais que je suis un drôle de veinard parce qu'à tous les coups elle aurait les cuisses tendres et lisses comme de la fleur d'oranger. Bon, ce n'était sans doute pas très réglo de ma part, de remplacer si vite ma fiancée de légende, mais après tout j'étais seul à savoir que j'avais juré fidélité à Pollux Lesiak, je pouvais briser mon serment sans qu'aucun doigt accusateur se pointe vers moi. Et de toute façon, je fais ce que je veux, moi, faut le savoir. Surtout avec les dames.

Pour l'instant, elle ne me regardait pas trop, voire pas du tout si l'on veut rester fidèle à la réalité perceptible – avec tout ce qu'elle peut avoir de trompeur, parfois, bien sûr. D'une certaine manière, ça m'arrangeait: je pouvais ainsi l'examiner à loisir, «à la dérobée», sans avoir à craindre de passer pour un gros lourdaud de comptoir, me baigner tranquillement les prunelles de la lumière et de la légèreté de son visage, de sa délicatesse laiteuse et, surtout, lui enfoncer un tentacule dans la gorge. Elle s'appelait Claire, pourquoi pas, elle habitait toute seule dans un arrondissement du sud de Paris, elle avait deux chats et lisait Barbey d'Aurevilly. Je ne voulais pas en savoir plus pour l'instant, je préférais la découvrir au fur et à mesure. Ce qui me dérangeait tout de même dans le fait qu'elle ne m'ait pas plus remarqué qu'une fourchette ne remarque un couteau avant le début du repas, c'est que ça risquait de stagner un petit moment en l'état. Car comme toutes les autres, elle ne savait probablement pas que, si elle ne me repérait pas, si ensuite elle ne m'abordait pas elle-même dans les règles de l'art, nous n'irions jamais bien loin.

Elle fixait un grand type brun assis à une table avec un couple. Et le grand type brun, qui ne savait pas plus qu'elle, pour le moment, que ce n'était pas avec lui qu'elle rentrerait ce soir, lui rendait son regard avec insolence.

Ils ne se quittaient pas des yeux, et encore une fois, pour moi, ça clochait. Encore une fois, ça dérapait au dernier moment. Comment faire pour redresser la situation, pour attirer son attention? Oscar et Prof. Baba Komalamine, soyez gentils de me donner un petit coup de pouce. Oscar, fais entrer la fiancée adipeuse de ce grand pignouf, s'il en a une – n'oublie pas de lui expliquer où se trouve le bouton de la porte coulissante, si elle n'est jamais venue, et demande-lui d'aller se jeter sur son Jules et de lui enfourner passionnément sa grosse langue verdâtre dans la bouche, pour que Claire pense quelque chose comme: «Ah d'accord, je vois le genre de mec, les goûts du mec. Bon, voyons s'il n'y a rien d'autre à se mettre sous la dent, dans ce rade.» (Non, attends, ce serait aussi bien si elle ne pensait pas comme une poissonnière, Claire.) L'idéal, bien sûr, ce serait qu'elle prenne brusquement la fuite pour une raison inconnue et que je la poursuive avec son tabouret – je dois commencer à manier correctement cette méthode de séduction, mais je ne sais pas si ça me sera très utile dans l'existence: ici, par exemple, même en supposant qu'elle soit soudain contrainte de s'enfuir à toutes jambes pour aller se réfugier au sommet d'un immeuble, ce qui serait tout de même un sacré coup de bol, je me ferais sans doute arrêter par un serveur en essayant de quitter le bar avec un tabouret. Et même en supposant que je puise dans mes dernières forces pour esquiver le plaquage du serveur et lui assener un violent coup de tabouret sur l'occiput, je ne saurais vraiment pas quoi raconter à Claire en lui rapportant le tabouret de bar sur lequel elle était assise. Même ça, ma spécialité pourtant, ça ne marcherait pas. Alors comment faire?

C'est là que tout a basculé. Oui, à ma grande stupéfaction, elle a fait ce que j'attendais sans trop y croire: le premier pas.

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