Литмир - Электронная Библиотека
A
A

2

Je m'appelle Halvard Sanz et je suis né à Morsang-sur-Orge. J'étais traducteur de romans de gare, à l'époque de cette chute dans la baignoire.

Le lendemain, en début de soirée, je discutais avec ma sœur dans un bistrot russe, minuscule et sombre, près de la rue Montorgueil. J'y venais presque chaque soir, pour contempler les clients bizarres qui traînaient par là (peintres nuls, putes ratées, truands de seconde zone et vieux radoteurs qui clignotaient déjà) et déguster l'excellente vodka que l'on y servait pour dix francs le verre.

La patronne, Anna, était une Russe née à Moscou, et le patron Ernest un Camerounais de Douala parti étudier à Moscou, où ils s'étaient rencontrés. Je fréquentais leur bar pour sa clientèle pittoresque mais aussi pour la musique, mélange de folklores russe et camerounais (chacun des deux mettait à son tour une cassette de son choix). Ce principe servait également pour la décoration: chacun disposait d'un mur, ce qui créait une atmosphère pour le moins saisissante. L'endroit s'appelait «Le Charme slave» – je crois me souvenir que c'était une idée du mari.

Je bavardais donc avec ma sœur ce soir-là, lorsqu'un grand séducteur marseillais est venu s'asseoir près de nous, avec le sans-gêne et l'aisance d'un propriétaire qui vient s'assurer que nous sommes satisfaits. Il nous a adressé un clin d'œil complice en s'installant, puis a tapé dans ses mains:

– Un pastis, Olga!

La patronne (Anna, donc) s'est approchée de nous en souriant. J'ai cru qu'elle allait le mettre en miettes: elle était plutôt costaude et lui maigrelet, cassant. Mais elle a simplement posé ses deux mains à plat sur la table.

– Pas de pastis ici, petit trou de cul. Et je vais dire deux choses: si encore une fois tu gueules comme ça dans mon bar et si tu tapes dans les mains pour que je viens, je te jette dans la porte.

– Ha ha ha! O.K., Olga, O.K. C'était pour rigoler. Donne-moi une vodka, je bois que ça! Et de la meilleure, hein! J'ai de quoi, t'en fais pas.

Il était splendide: une vingtaine d'années à peine, un accent du Vieux-Port à faire se gondoler les sardines, une mise en plis laquée – comme on n'en voit plus que dans les vieux catalogues La Redoute – posée sur un long, très long corps de bringue, un costume beige à fines rayures, des chaussures bicolores rutilantes: on aurait juré un faux. Bon, je n'ai rien contre les Marseillais, attention, au contraire, il paraît qu'ils sont très sympathiques (trois ans après cette soirée, ma sœur en a épousé un, il est formidable; et lors du mariage, il y en avait des tonnes, tous très sympathiques – même si je ne comprenais pas toujours ce qu'ils disaient), mais celui-ci faisait honte à la Canebière.

– Je m'appelle Hannibal, je suis le fils d'un caïd de Marseille. Et moi-même… La pègre, ça vous dit quelque chose? Bon, motus. Je viens chercher deux trois affaires à Paname. J'ai cinq patates en liquide dans les poches, pour m'amuser ce soir, et le gros du paquet dans le coffre de l'hôtel. Je suis au Ritz, vous connaissez? Si vous voulez, vous serez mes amis.

Ma sœur restait ébahie. Soufflée. Je l'avais amenée là pour lui faire goûter à cette ambiance camerouno-russe si particulière, mais je n'en espérais pas tant.

– Mais attention, les enfants. Quand j'ai un ami, c'est pour la vie. C'est comme ça, chez nous. Je meurs pour lui, s'il faut. Mais s'il est pas réglo avec moi, c'est lui qui meurt.

– Normal, Hannibal, a dit ma sœur.

Il l'a regardée avec respect. Mazette, ça sait causer, ces Parigotes. Un petit clin d'œil pour se ressaisir, avant de boire une gorgée de vodka sans la lâcher des yeux pardessus le verre – ça sait vous envoûter une petite, ces Marseillais.

– Elle est splendide, ta femme. C'est ta femme, non? Comme je l'ai dit, je n'avais encore jamais été confronté à des situations dangereuses, mais l'instinct est l'un de ces mystères de la nature qu'il est inutile de chercher à expliquer.

– Oui. Content qu'elle te plaise.

– Elle me plaît, oui. Dommage. La femme d'un ami, c'est sacré, dans le milieu. Mais c'est dommage. Sérieux. J'aurais pu la rendre heureuse. Note bien que si je voulais… Parce que je fais toujours ce que je veux, faut le savoir. Surtout avec les dames. Enfin, un ami c'est un ami. Vous vous appelez comment, tous les deux?

– Halvard Sanz.

– Pascale Sanz.

– Moi c'est Hannibal. Tout court. Nom de jeune fille?

– Hein? Moi? Nom de jeune fille? Blaise. Pascale Blaise.

– C'est joli, mais… T'as dû avoir des problèmes à l'école, hein, les jeux de mots… Non, excuse-moi, c'est vulgaire. J'aime pas être vulgaire avec les dames.

Il a continué à nous bassiner avec ses âneries de gangster d'opérette pendant un moment, puis, déjà pompette et s'interdisant au nom de la Règle et de la Bonne Mère de convoiter plus longtemps la femme d'un ami, il est parti jouer les truands en vacances devant d'autres clients plus réceptifs.

Finalement, le terrible Hannibal s'est fait sortir à coups de pied aux fesses (qu'il avait osseuses) par la douce Anna, bien qu'il ait payé plusieurs tournées générales et laissé chaque fois des pourboires dignes de ses ancêtres mafieux. Mais le malheureux avait voulu éprouver l'élasticité légendaire de la poitrine de la Belle Mar tine, vieille pute sénégalaise et dépressive qui passait sa vie ici – et qui, au passage, était belle comme je suis turc et s'appelait Martine comme je m'appelle Wilbur. Il n'a eu que le temps de jeter deux billets de cinq cents francs par-dessus son épaule (en bougonnant que c'était son péché mignon, les seins de femmes, et que de toute façon il faisait ce qu'il voulait, surtout avec les dames, il fallait le savoir), que le temps de faire sa révérence avant d'être jeté dans la porte.

Pascale et moi étions dehors une heure plus tard – ivres, Anna ayant comme à son habitude rempli plusieurs fois nos verres à la santé du président du Cameroun.

J'ai embrassé Pascale par la vitre de sa voiture et suis parti à pied vers chez moi. Après deux ou trois minutes de petits pas cahin-caha (Paris vacillait autour de moi), j'ai aperçu deux silhouettes à quelques dizaines de mètres – un petit gros chauve et un grand maigre avec une coiffure dans le style de La Redoute – qui semblaient avoir des mots, comme on dit. Sobre, j'aurais fait demi-tour sans hésiter et contourné le pâté de maisons (je suis couard, de nature). Mais débarrassé de toute appréhension par les tourbillons de vodka qui me bouleversaient l'esprit, j'ai continué droit sur eux pour aller voir un peu ce qui se passait par là-bas, tiens. Comme la mouche qui vole vers la vitre.

3
{"b":"88855","o":1}