– T'es d'où?
– Morsang-sur-Orge. C'est dans le sud de Paris.
– Je connais, oui. C'est juste à côté de Fleury.
– J'habite Paris, maintenant. Mais je suis né là-bas.
– C'est pas vrai?
– Si, pourquoi?
– Il paraît que ça porte malheur, de naître à côté d'une taule.
– Ah?
– C'est ce qu'ils disent. Qu'on finit toujours par y retourner. On est attiré, ou je ne sais quoi.
Ensuite je l'écoutais plus distraitement car il s'était lancé dans une longue explication destinée à me démontrer (ce dont je ne doutais pas) que c'est un grand malheur d'être enfermé dans une prison. À moins de prouver dès le départ qu'on est costaud, qu'on ne se laisse pas marcher sur les pieds (j'en étais sûr). Car sinon, on se fait vraiment massacrer, surtout du point de vue sexuel. Les gars là-bas, ils ne voient pas beaucoup de gonzesses. Alors certains finissent par devenir pédés, bien sûr. Et les plus costauds se tapent les faibles.
Non, je n'écoutais plus. Le sujet ne m'intéressait pas beaucoup. D'autant qu'avec ce ton didactique et cette voix prévenante ça ressemblait de plus en plus à une sorte de mode d'emploi, de guide touristique. Comme s'il me donnait des conseils pour l'avenir.
Non, mon avenir, non, c'était la liberté, la vaste vie, où l'on ne se fait pas massacrer, même du point de vue sexuel. La petite formalité de Garrigue durait un peu, mais de là à m'imaginer enfermé pour longtemps dans ce monde de brutes lubriques: ah ah.
– En plus, ils te filent le sida, avec leurs conneries. C'est mauvais, la taule, pour ça. Moi, ça a pas loupé. Remarque je m'en fous, mais c'est chiant. Je crois que j'ai le mauvais œil.
Il fallait que je pense à autre chose. Juste l'image de mon amie Nathalie, rongée par le virus jusqu'au trognon – c'était un peu chiant, en effet – et ensuite je pense à autre chose. D'abord, je me dis que s'il a fait partie des plus faibles, lui, de ceux qui se font passer dessus, les costauds doivent avoir de drôles d'allures, et ensuite je pense à autre chose. J'essayais de concentrer toute mon attention sur la respiration réguliante et bruyère du phoque velu, dont les cheveux gras touchaient ma cuisse. Elvis a dû s'apercevoir qu'il parlait dans le vide et a été saisi d'un brusque accès de sommeil.
– Tu m'excuses, je vais roupiller.
Oui, je t'en prie, dors. Je vais pouvoir penser en toute liberté aux grands boulevards ensoleillés. Mais il ne s'excusait pas seulement pour abandon de conversation: il a placé sa puissante et large paluche entre mes omoplates et, avec une certaine fermeté qui interdisait tout désaccord, m'a chassé (disons ôté) du banc pour pouvoir s'y allonger, sur la moitié laissée libre par le phoque. Je n'ai senti aucune animosité dans son geste (au contraire, même), il voulait juste un peu de place pour se coucher. On acquiert sans doute en seize ans de prison un comportement social particulier, une politesse décalée, les règles ne sont pas les mêmes (que chez nous autres, les libres).
Je me suis levé (je n'avais pas envie d'engager une polémique). Il a fermé les yeux, a paru s'assoupir dans la seconde (après tout, cette pièce lui rappelait probablement sa chambre), et donc je me suis retrouvé planté debout dans l'endroit le plus sordide de la planète à veiller deux truands endormis, en tenant mon pantalon.
Je commençais à me sentir terriblement fatigué mais il était hors de question de s'asseoir par terre, le sol était plein d'urine et de crasse et de crachats: je devais rester debout là, ballot.
Un peu plus tard, l'agitation au-dessus m'a fait comprendre que dehors le jour se levait. Les pimpants de l'équipe du matin parlaient plus haut et plus vivement que les affaiblis de la nuit, en bout de course. Je ne savais plus trop ce que je devais en espérer, mais je pressentais qu'un changement quelconque ne pouvait m’être que profitable.
Soudain une voix m'est parvenue plus forte et plus claire. Au fond de mon puits, l'esprit humblement tourné depuis des heures vers un seul être humain parmi les milliards d'inutiles qui peuplaient la planète, je crois que j'aurais perçu et reconnu cet accent mélodieux à des kilomètres.
– Allez, salut les mômes, salut tout le monde, bon courage, à demain.
Je n'ai pas bronché. Il ne fallait pas réveiller mes bébés, ni m'attirer des ennuis avec les teigneux de là-haut. J'ai senti naître dans mes entrailles, enfler dans ma poitrine et déborder dans ma gorge un hurlement sauvage et déchirant («GARRRRIIIGUE!») mais j'ai réussi à me taire. Le seul homme qui m'avait écouté, cru, le seul homme susceptible de me délivrer s'en allait en me laissant là – et, non, je n'ai pas crié. Pour évacuer le trop-plein d'émotion, il a tout de même fallu que je le canalise et le convertisse en geste: j'ai posé une main sur le sommet de mon crâne.
NE COMPTEZ MÊME PAS SUR LES MEILLEURS
– Bonne journée, les gars, à demain!
– Ciao Muller, bonne nuit.
Muller? Biscadou, Parusse, Garoulade, je n'aurais rien trouvé à redire, mais comment ce type-là, Garrigue, pouvait-il s'appeler Muller? Ce nom lui convenait si mal que c'en était comique.
J'ai ri pendant une bonne seconde, puis j'ai repris mon sérieux. Je n'avais plus d'allié dans la place. Et les rapports de police ayant ce petit défaut de ne rendre qu'imparfaitement les émotions, les indices impressionnistes, ma sereine assurance et les aboiements délirants du vieux salopard ne figuraient plus nulle part. Mon innocence avait quitté ce bâtiment et flottait en nappe discrète dans l'esprit de Biscadou qui rentrait se coucher, mon innocence partait s'assoupir paisiblement sur l'oreiller blanc de Biscadou. Et comme je n'espérais pas convaincre aussi son collègue de jour (un esprit ouvert par commissariat, c'est déjà sensationnel), à coup sûr j'allais devoir passer toute la journée dans ce caveau puant, en attendant la nuit suivante. En attendant le retour de Biscadou.
(Si je continuais à l'appeler Biscadou en pensée, c'est que «En attendant le retour de Muller» me paraissait moins rassurant.)
Je me sentais comme un gamin perdu dans un autre monde (ces cauchemars au fond des jungles ou des châteaux, où les enfants ressentent pour la première fois l'absence des parents, l'arrachement, la solitude) et j'avais bien envie de pleurer. Je n'arrivais pas à penser, je n'étais qu'un corps, fourbu, la bouche sèche, mais cette envie de pisser, de fumer, de manger, de boire, de parler, de dormir, les paupières lourdes, pâteux, vide, sale et dépité, seul.
Et inquiet.