Je n'avais pas dormi de la nuit. La veille au soir, j'avais fêté mon anniversaire chez mes parents, sobrement, partagé entre angoisse folle et bonheur dingue (j'ai plusieurs fois pensé à Nadège Monin, qui devait aussi fêter le sien quelque part. Où? Que faisait-elle? Ne s’était-elle pas volatilisée, désintégrée en sortant de chez moi?) Maintenant, mon radioréveil marquait 6:51. Depuis 1 heure du matin, je m'étais déjà tourné trente fois vers ces saletés de chiffres verts qui me ricanaient au visage, trente fois vers le mur, j'avais essayé trente fois de m'endormir sur le ventre, et dix seulement sur le dos car je sais bien que ça ne marche jamais. Nous avions rendez-vous à 9 h 30 dans un bar de Montparnasse. Je prendrais le métro, pour voir une dernière fois mes contemporains avant de passer dans l'autre monde, hors du temps. Il fallait que je parte de chez moi vers 8 h 45, pour y aller tranquille, les mains dans les poches, pouvoir flâner un peu sur les quais du métro, boire un Perrier à la machine, me détendre. Il fallait donc que je me lève à 7 h 30, pour prendre une bonne douche, boire un bon café, écouter un bon disque, bien me détendre, surtout, et bien me réveiller. Question réveil, pour l'instant, ça allait. Je ne devais surtout pas m'affoler: il me restait trente-cinq bonnes minutes de sommeil devant moi. Largement de quoi me refaire une santé. Depuis minuit, j'avais tout essayé. J'avais imaginé que j'étais champion du monde de boxe, star du basket, jockey en Angleterre, magicien de foire au Moyen Âge et bâtisseur de temple en Egypte, j'avais compté les moutons jusqu'à cinq cents, puis les éléphants jusqu'à douze, c'est vraiment le moyen le plus sûr de ne pas s'endormir (chacun a sa petite particularité, ça tient l'attention en éveil), j'avais tenté de faire le vide dans mon esprit mais c'est aussi difficile que de vouloir chasser dix mouches d'une pièce, il y avait toujours une pensée qui entrait par une fenêtre pendant que j’en rabattais une vers la porte, deux qui se mettaient à tournoyer autour de la lampe, dans mon dos, pendant que j'en écrasais une avec un journal, j'avais essayé de penser à n'importe quoi sauf à la journée que j'allais passer avec Pollux, en vain («Une journée entière avec elle», il y avait dans ces mots, peut-être phonétiquement, une sensation de soleil qui m'empêchait de glisser vers l'ombre).
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J'avais envie de le massacrer, ce réveil. Chaque fois que je jetais un coup d'œil vers le cadran, priant pour que l'heure n'ait pas trop avancé, je me disais: «Bon, allez, maintenant on ne rigole plus, il est grand temps de dormir. Je ne regarde plus ce réveil jusqu'à ce qu'il sonne.» À 4 h 07, l 'idée m'était venue d'aller chercher les somnifères dans la salle de bains, il n'y avait plus d'autre solution. Mais trop tard. Si je prenais un cachet maintenant, il ferait effet au moins jusqu'à midi. Je ne voulais pas que Pollux prenne son petit déjeuner avec un paquet de coton pour vis-à-vis.
À 7 h 15, j'ai décidé de me lever – je risquais de m'endormir à la dernière minute et de ne pas entendre la sonnerie du réveil. Mes yeux me brûlaient, la peau de mon visage était irritée, j'avais des courbatures dans les jambes, les reins et les épaules, et une énorme bulle de vide dans le corps – comme si je n'avais fait que fumer depuis trois jours, sans manger (je n'aurais pourtant pas pu avaler une demi-noisette, j'avais la nausée).
Parfait, j'étais dans les meilleures dispositions possible pour aller séduire une fille – je me sentais sous terre, aussi pimpant et attrayant qu'un ver grisâtre.
Les raclements de vieille gorge de la cafetière entartrée me donnaient des envies de meurtre. À la télé, le présentateur de l'émission matinale paraissait encore complètement bourré de la nuit. J'ai donné une tranche de jambon à Caracas, qu'elle a vomie presque immédiatement après l'avoir avalée, sur le téléphone – les morceaux rosés à peine mâchés baignant dans une sorte d'albumine diluée. Je n'ai pu boire qu'une gorgée de café au risque de l'imiter. Le rasoir électrique m'éraflait les joues. La brosse à dents trop dure me meurtrissait les gencives. Le radiateur de la salle de bains était de nouveau détraqué, et, juste au moment où la chance revenait, où je n'étais plus qu'à quelques mètres de Pollux Lesiak, je n'aurais essayé de le réparer pour rien au monde. J'avais froid. Le jet de la douche était trop fort, le calcaire de l'eau me lapidait. Je repensais à Laure, dans cette baignoire quelques jours plus tôt. L'heure tournait. La serviette-éponge était encore humide de la veille, froide.
Arrête de geindre. Tu as rendez-vous avec ta belle.
Oui, mais qu'est-ce que je vais lui dire? C'est terriblement long, une journée entière.
De quoi vais-je parler? C'est facile, comme ça, de loin. Mais quand on est sur le terrain, c'est une autre paire de manches. Il faut trouver des choses à dire du tac au tac, parce que si on réfléchit pendant dix minutes en regardant par la vitre du café et en tapotant nerveusement la table du bout des doigts, ça casse notre image. Et puis pas le droit à l'erreur, attention. Si je lance un sujet – les élections, par exemple – et qu'elle ne me répond pas, qu'elle fait juste «Mm mm», je me retrouve dans une drôle de panade. Soit je continue tout seul et je la soûle avec un monologue d'une demi-heure sur les chances du parti socialiste dans la région Centre (pendant tout ce temps, une seule phrase résonne dans sa tête: «Il faut à tout prix que je me sorte de ce guêpier»), soit je ne continue pas et c'est à peu près comme si j'avouais: «J'ai lancé ce thème au hasard parce que je cédais à la panique, mais je comprends bien que ça n'intéresse personne, c'est d'une lourdeur hors du commun et mieux vaut passer le plus vite possible à autre chose, si tu as une idée. J'ai bien le mutisme désolant des intellectuels dans la société d'aujourd'hui, mais je ne sais pas si ça ne va pas nous plonger dans une profonde torpeur» (et pendant ce temps, une seule phrase résonne dans sa tête: «Et si je simulais une violente rage de dents pour pouvoir filer?»). En cas de blocage total, de néant sonore absolument insurmontable, il y a toujours la ficelle classique: «Ce que j'aime, avec toi, c'est qu'on n'a pas besoin de parler sans arrêt. La plupart des gens bavardent, bavardent, comme s'ils avaient peur de passer pour des imbéciles en ne disant rien. Avec toi, je ne me sens pas en représentation permanente. Ça fait du bien, je t'assure.» Mais c'est une astuce assez connue, qui ne fait que rarement illusion (souvent, une seule phrase résonne dans la tête de l'autre: «En effet, on ne peut pas vraiment dire qu'on parle sans arrêt…»). De quoi vais-je parler?
Elle aura peut-être deux ou trois choses à dire, elle aussi, non?
Mais si je passe toute la journée à l'écouter, je vais avoir l'air de quoi? Non, il faut que je trouve des sujets. Le mieux, ce serait que je prépare un genre de petite liste – mentale, hein, je ne suis quand même pas si cloche (et puis ce serait trop risqué) – et que je lance les différents sujets à l'occasion, comme si des idées me tombaient sans arrêt du ciel. Que je fasse un peu le type brillant, quoi. Bon, mais qu'est-ce que je mets, dans ma liste? Ni les élections, ni le silence des intellos. Je ne vais quand même pas lui parler de mon métier? Si je commence à lui expliquer l'importance des numéros à la corde dans les boîtes de départ sur les 1400 mètres de la nouvelle piste de Longcharnp, avec arrivée au deuxième poteau, elle s'endort sous mes yeux et je ne sais plus comment réagir. (Tiens, à propos, j'avais un pronostic à rendre pour aujourd'hui, moi. Je vais laisser un message sur le répondeur du journal. 4, 12, 17, 3, 2, 14, 9, 1 ça ira très bien.) Une chose qui n'est plus à prouver, c'est qu'il ne faut pas que je parle de mes fiancées précédentes. C'est archiconnu, ça. Ne jamais se laisser aller à ça avec une fille, ça l'assomme ou ça la met dans une rage noire. Tout le monde le dit. D'autant que, dans ce cas précis, Pollux m’a vu deux fois dans sa vie: la première, Cécile me bavait dans le cou; la seconde, je bavais dans le cou de Laure. Je dois également éviter tous les thèmes comme la mort, la maladie, le suicide, l'avortement, le viol, car – hormis le fait que ça n'injecte pas franchement de la gaieté dans la conversation – on ne sait pas trop à qui l'on parle, ça peut très, très mal tomber. Je suis bloqué aussi au niveau de mes goûts musicaux, car j'aime principalement la variété française ringarde (le jazz, ça n'a pas bien pris), et à moins d'un coup de chance extraordinaire, je risque de passer pour une andouille. Il neige ce matin, mais il est HORS DE QUESTION de prononcer un seul mot sur le temps qu'il fait. Bon, alors quoi? Je suis fichu, c'est ça? Je n'ai rien à dire.
J'improviserai.
J'espère que je sais improviser.