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Je me suis préparé un grand bol de café, j'ai caressé Caracas une minute puis je suis allé prendre une douche, quand même, avant de sombrer de nouveau dans l'alcool.

Le soir, je suis allé dîner chez ma sœur Pascale, à Joinville-le-Pont. J’etais déjà bien jovial d'alcool quand je suis descendu dans le RER à Châtelet. Les premières gorgées de Cutty Sark m'avaient écœuré mais il faut parfois faire preuve de persévérance dans la vie, je crois, et je m'étais donc tétanisé les entrailles pour qu'elles ne bronchent pas avant que j'aie franchi le premier palier; très vite, la potion magique m'était montée à la tête et mon corps tout entier s'était dilaté de reconnaissance.

À présent, dans le RER, je me sentais très à l’aise et en oubliais mes lugubres conclusions du matin. Tous mes compagnons de voyage me paraissaient abordables et drôles, comme la veille dans la rue (mais cette fois – je retenais les leçons comme le gars de Kung Fu, celui qui veut coûte que coûte partir tenter sa chance hors du monastère -, j'évitais de prendre le moindre risque, je m'étais confortablement calé sur une banquette et ne cherchais pas à composer des mines d'aisance), chacun présentait une petite particularité amusante ou touchante, je me régalais.

J'ai jeté un coup d'œil autour de moi, pour voir si je ne trouvais pas Pollux Lesiak, par hasard – je commençais à douter de ce principe de la seconde chance (qui m'en avait parlé, au fait?). Debout près de la porte, une fille lui ressemblait un peu. Quelque chose dans les yeux, une incertitude, le même corps un peu mou, les cheveux. Mais j'en voyais partout, des presque elle, ça pullulait autour de moi – il manquait toujours un rien, parfois juste un peu de lumière sur le visage, ou d'ombre dans le regard.

Je me sentais d'humeur vaguement sentimentale. À Gare-de-Lyon, une fille est venue s'asseoir en face de moi, avec sa poitrine énorme. Je devais me concentrer sur Pollux Lesiak, je n'allais pas me mettre à batifoler de tous les côtés quelques semaines à peine après le début de notre amour, mais avec toutes ces loupiotes dans le sapin, ce n'est pas non plus évident de rester braqué en permanence sur le petit Jésus dans sa paille. Il y avait de tout, dans ce wagon – comme ailleurs: des fesses, des sourires à vous liquéfier un cœur de pierre, des ventres élastiques, des teints frais, des regards humains, des poitrines généreuses, opulentes et tendres, émouvantes et lourdes, calme-toi. (Original comme je suis, j'aime bien les gros nichons: ça donne une sorte de faiblesse à la fille, je ne sais pas pourquoi, une envie d'amour. (J'avais remarqué une chose assez curieuse, les filles à gros tàchons souvent descendent de familles pauvres et les filles plates souvent descendent d'aristocrates – pas toujours, bien sûr (je vois Catherine, tiens, par exemple, qui ne descend certainement pas d'une famille d'aristocrates, on ne peut pas dire que). Il est peut-être simpliste d’avancer que c'est en conséquence de famille nombreuse et pas les moyens de s'offrir les services d'une nourrice, alors avec le temps la nature s'adapte, comme les girafes, mais je ne voyais pas non plus trente-six autres explications. En tout cas, on peut aller passer un après-midi du côté de la rue de la Pompe, on ne trouvera pas beaucoup de gros bonnets – tandis que si on va musarder vers l'avenue de Clichy, c'est Noël à tous les balcons.) Et là, brusquement, en regardant la jeune femme qui s'était installée en face de moi à Gare-de-Lyon, j'ai noté une autre particularité des filles dont la poitrine opule: souvent, elles ont la mâchoire un peu carrée. Celle-ci m'a mis la puce à l'oreille car son os maxillaire était remarquablement développé, et tout s'est éclairé soudain: oui, la plupart des femmes à gros nichons que je connaissais avaient également de fortes mâchoires. J'étais déconcerté, sur le moment, car je ne voyais absolument pas le rapport entre poitrine et mâchoire. Encore, entre cuisse et mollet, par exemple, ou entre poitrine et hanches, bon, à la rigueur, mais entre poitrine et mâchoire, non. Nous étions arrêtés à Nation et je m'interloquais à tout rompre. (J'espère que la fille assise en face – une blonde en robe crème – ne prêtait pas trop attention à moi (je ne pense pas, non), car je devais avoir l'air particulièrement inquiétant, avec ma tête de type soûl qui s'interloque à tout rompre.) Et soudain, après toute une série d'hypothèses plus farfelues les unes que les autres, la vérité m'est apparue toute nue: est-ce qu'on se demande pourquoi, lorsqu'on a les doigts jaunes, on éprouve quelques difficultés à respirer au réveil? Eh non. Pas du tout. On sait que le rapport entre les deux n'existe que dans la cause: la cigarette. Alors voyons, qu'est-ce que j'avais comme cause, moi, pour mes gros nichons? L'ascendance modeste. Eh bien voilà, ça colle impec. Des générations et des générations de serfs et de prolétaires qui mastiquent du pain noir et de la viande séchée, ça vous forme les mandibules, à la longue. La blondasse en crème ne ressemblait en rien à une miséreuse, mais bien des familles ont remonté la pente, depuis le début du siècle.)

Je m'égarais. Chasse donc ces tentations, Harvard, bouc lubrique, éloigne-toi du monde mammaire, pense à ta femme et laisse courir ces filles, même cette jolie brune aux yeux perdus, là-bas, oui.

Nous étions toujours arrêtés à Nation. Après quelques minutes, une voix a grésillé dans les haut-parleurs de la rame, avec un fort accent africain.

– Mesdames et messieurs, c'est le conducteur qui vous parle, nous devons patienter quelques instants, il y a un petit problème sur la voie, mais deux individus sont allés voir ce qui se passe.

Ça m'a fait rire – j'imaginais deux types un peu louches qui s'ennuyaient sur le quai et remettaient provisoirement un pied sur le bon chemin («On n'a rien d'autre à faire, allez») pour donner un petit coup de main à la RATP. J'ai souri, car c'est toujours tentant d'essayer de partager quelque chose avec des inconnus, ça rassure, on se sent frères, les mêmes choses nous amusent, on n'est pas si différents que ça, hein, finalement, mais la blonde posait sur moi un regard de mule sourde. Les autres passagers ne se gondolaient pas vraiment non plus pour cette histoire d'individus. Mais la jolie brune aux yeux perdus souriait. C'est une grande joie, une petite revanche, de trouver une voisine dans une foule, quelqu'un qui réagit comme soi, ne serait-ce qu'en une seule circonstance. Nous avons échangé un bref regard, un mélange de sourires, et ça m'a comblé de bonheur – une réaction complètement démesurée, je me sentais hilare, ému au plus profond de moi-même d'avoir une amie inconnue.

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