Les jours suivants, soyons honnête, je n'ai pas particulièrement brillé. J'étais morose. Et pas tranquille. On dira que je me plains sans arrêt. Je ne suis peut-être pas solide, je ne sais pas.
Cécile m'en a voulu. Nous avons continué à nous voir, mais entre l'histoire du bol et l'air absent que j'arborais quand je relâchais ma vigilance de fiancé (j'ai toujours su composer des expressions très crédibles, mais à cette époque, je crois qu'un œil entraîné pouvait repérer sans trop de difficultés sur mon visage les marques que le lancinant regret enfoui au plus profond de mes entrailles douloureuses y imprimait en filigrane lorsque mon impitoyable for intérieur me rappelait sans prendre de pincettes que j'avais perdu à tout jamais celle que j'avais réussi par miracle à trouver parmi deux milliards d'autres, Pollux Lesiak), elle s'est aigrie (Cécile). Lorsqu'on lui demandait ce qui était arrivé à sa pommette et à son œil, elle disait que je l'avais frappée. Un accès de fureur incontrôlable, pour une histoire de jalousie, et je m'étais rué sur elle comme une bête.
De bonne guerre, allez. Ceux à qui elle racontait ces salades se tournaient vers moi et me jetaient un regard écœuré. (Je leur donnais la nausée, c'était clair.) Et que pouvais-je dire? Expliquer que j'avais voulu lui lancer de l'eau froide au visage et que le bol m'avait échappé? Ne l'écoutez pas, elle s'est cognée dans une porte? J'avais peu de chances de convaincre. Alors pour ne pas rester stupidement muet, je grognais: «Ne l'écoutez pas, elle raconte n'importe quoi», mais bien sûr c'était léger, comme système de défense.
– Monsieur Sanz, vous êtes accusé d'avoir attaqué la BNP de la Madeleine, le 15 novembre au matin, armé d'une kalachnikov et de six grenades offensives, et d'avoir abattu trois clients et un gardien de la paix au cours de la prise d'otages qui a suivi.
– N'écoutez pas ce juge, messieurs les jurés, il raconte n'importe quoi.
Notre idylle perdait de sa superbe. Je ne pensais qu'à Pollux Lesiak, Cécile s'en rendait compte – ou pensait peut-être à quelqu'un d'autre aussi, je n'en sais rien. Malgré tout, nous avons continué un moment à nous voir. Nous nous raccrochions corps et âme à ce que nous appelons, dans notre jargon si particulier d'amoureux de la femme, le cul. Depuis le premier jour, de ce côté-là, c’était le triomphe des sens et l'exaltation de la nature humaine. Car au départ souvent ça patine. Nous non. Oh, fallait voir. Nous voulions donc profiter encore un peu de ces facilités techniques: c'était toujours ça de pris sur la difficulté d'être. Après tout, tant que de nouveaux prétendants ne venaient pas frapper à la porte de la chambre pour embarquer l'un des deux, nous n'avions aucune raison de nous priver.
Mais dans ces moments-là, son œil tuméfié me lorgnait. À quelques centimètres, ce petit œil innocent perdu dans une mare de violet boursouflé, qui me fixait comme si j'étais le dernier des monstres: insupportable. Elle aimait garder les yeux ouverts, bon, je ne me sentais pas le droit de lui demander de fermer le gauche, s'il te plaît. Mais ce petit juge bouffi qui me fusillait à bout portant, non, c'était impossible. Si je fermais les yeux, c'était encore pire – je m'imaginais un œil énorme braqué sur moi. Et comme elle n'aimait pas la levrette (ça lui faisait un peu mal), nous avons cessé de nous voir.
Donc je me suis retrouvé seul, ce qui ne tombait pas si mal. J'avais besoin de réfléchir. De mettre à plat mes petits soucis et d'essayer de m'organiser.
Je divisais le monde en deux parties (Pollux Lesiak et le reste), et chacune me posait un problème.
Pour Pollux Lesiak, je ne pouvais pas faire grand-chose. Elle était repartie, elle s'était de nouveau fondue dans l'inconnu – inutile de me lancer à sa recherche, la terre est vaste et les gens bougent sans arrêt.
J'ai téléphoné aux renseignements: «Pollux Lesiak, vous dites? Liste rouge, monsieur, je suis désolé.» Non. Elle était là, toute proche, je la voyais, pour ainsi dire, je tendais la main et clac, on me tapait sur les doigts. S'il vous plaît. «Non, monsieur, vous comprenez bien que c'est impossible.» L'ignoble rigidité de la loi, aveugle et sourde. C'était comme si je découvrais en plein désert, après trente jours de marche, une bouteille d'Evian enfermée dans un cube de verre incassable, déposée là par un sadique. Ensuite, tantalisé, j'ai bien essayé d'aller la chercher à Beaubourg, mais c'est presque aussi vaste que la terre, ce centre. Et là aussi, les gens bougent dans tous les sens et sans arrêt. Je ne savais pas à qui demander, pauvre explorateur, j'errais dans les étages en espérant l'apercevoir, je m'adressais de temps en temps a quelqu'un qui me paraissait sympathique – «Vous ne connaîtriez pas une certaine Pollux Lesiak?» -, et toujours j'obtenais la même réponse: «Une certaine quoi?» J'ai téléphoné je ne sais combien de fois, au standard, au musée et à douze mille postes au hasard, en demandant toujours d'une voix sûre, calme et pressée à la fois:
– Oui, Pollux Lesiak, s'il vous plaît.
– Qui?
– Pollux Lesiak, pour Harvard Sanz.
– Désolé, monsieur, vous avez dû vous tromper de numéro. Cette personne ne fait pas partie de notre service.
Elle travaillait peut-être dans une annexe. Elle avait peut-être déjà démissionné. Elle m'avait peut-être raconté des mensonges. Après une semaine d'enquête, j'ai abandonné. Au fond de moi, je ressentais toute l'horreur, toute la misère du mot «bredouille».
J'espérais qu'elle allait revenir frapper un jour à ma porte, mais c'était uniquement pour opposer quelque chose au vide. Je n'y croyais pas. À la vue de tous ces zouaves lourdauds qui m'attendaient chez moi, elle avait fort bien pu penser que je faisais partie de leur équipe (après tout elle ne me connaissait pas, n'avait pas eu l'occasion de découvrir les mille facettes fascinantes qui composaient mon personnage). Et à la vue de Cécile m'enveloppant d'amour ivre, elle avait fort bien pu décider de neutraliser (sans doute au prix d'efforts surhumains) l'ardent désir qui la poussait instinctivement vers moi (peut-être n'avait-elle pas les mêmes théories que moi sur la bagarre sentimentale, sur le barbotage de fiancé à la rivale, peut-être Pollux Lesiak était-elle une fille très sport). En tout cas, elle ne reviendrait pas d'elle-même. Elle laissait faire en confiance, j'en étais sûr. Conime moi. A cette époque, je m’en remettais encore à la vie. C'est d'ailleurs pourquoi je ne m'affolais pas trop, en dépit de l'aspect critique de la situation. Car j'utilisais depuis mon plus jeune âge la technique dite «de la petite souris». Très impressionné marmot par ses résultats stupéfiants, je continuais à faire confiance à ce système. Il me semblait que, dans n'importe quelle situation, il suffisait de laisser le problème se reposer sous l'oreiller, sans s'en soucier le moins du monde, pour qu'en une nuit la dent se transforme en pièce de cinq francs (avec l'âge, la magie met souvent bien plus d'une nuit à opérer – mais avec l'âge on apprend également à se montrer un peu plus patient). Jusqu'à présent, cette méthode m'avait toujours parfaitement réussi. Quand je n'avais plus de boulot, par exemple, il suffisait que je ne m'en occupe pas, et quelque temps plus tard, au moment précis où j'allais dépenser mon dernier franc, une lettre dans la boîte me proposait d'écrire un papier sur les sèche-linge pour un journal d'entreprise ou de travailler quelques semaines dans un bar. Et même si ces jours-ci certaines valeurs et techniques auxquelles je croyais vacillaient sur l'étagère de la certitude, il ne fallait pas les remettre toutes en question. Il suffirait que je ne cherche pas Pollux Lesiak pour la trouver un matin dans mon lit, ou presque.
De toute façon, et je le savais depuis longtemps (ce n'est pas cette fois une croyance personnelle, c'est l'un de ces impénétrables axiomes inscrits dans les tables de fonctionnement du monde, comme la loi des séries ou la vitesse constante de la lumière), on croise toujours deux fois les gens qui nous intéressent. La vie nous donne une deuxième chance, par gentillesse ou charité, ou parce que ça l'arrange. C'est alors à nous de ne pas commettre de boulette, de ne pas louper cette deuxième occasion, car nous n'en aurons plus d'autre (il ne faut pas demander la lune). Il reste à espérer que lorsque nous serons mis de nouveau en présence de la personne (par exemple: tous les deux dans le même wagon de métro), nous ne serons pas en train de lire un roman captivant ou de discuter à bâtons rompus avec quelqu'un, car alors nous passerons le reste de notre vie à nous demander si elle va se décider à venir un jour, cette deuxième rencontre, oui ou non? C'est pourquoi, quand nous avons manqué la première chance, ensuite nous devons bien faire gaffe. (Il faut que nous fassions notre part d'efforts, que nous nous secouions (tiens, c'est curieux, ce mot), la vie n'a rien à voir avec Jésus-Christ et la bienveillance sans bornes.)
Finalement, j'étais donc tout à fait serein de ce côté-là: pour peu que j'ouvre l'œil, je reverrais Pollux Lesiak. Un jour ou l'autre.
De l'autre côté, le monde commençait depuis peu à montrer des signes de mauvaise volonté à mon égard. Tout cela était très nouveau pour moi, je débarquais (sur le terrain de l'autour hostile). (Pour la première fois peut-être, je faisais nettement la distinction entre mon entourage et moi-même, je m'apercevais avec dépit que ce n'était pas la même chose: si quelque chose autour me gênait (raisonnais-je finement), c'est que quelque chose de différent existait autour, et qu'il allait donc falloir faire avec. (La plupart des gens entrevoient cela dès l'âge de deux ou trois ans.) Mais faire avec, faire avec, c'est facile à dire (c'est même assez beau, c'est humble, c'est humain, c'est tempéré, poétique – faire avec). N'importe qui peut essayer de mettre ça en pratique, de passer sa vie à prendre des coups dans la poire, à se faire sans cesse projeter au sol par les béliers hargneux de l'entourage et à se relever en se répétant «C'est bon, c'est bon, je fais avec, pas de problème», mais ça ne me tentait pas trop.)
Avec un coiffeur et la police, passe encore. Oui, il reste beaucoup de place à côté, j'avais mis au point une méthode simple en sortant du commissariat, j'aurais pu faire avec. Même avec les truands de seconde zone, genre Hannibal, et les radiateurs électriques. Passe encore, bon. Mais si on y ajoute les ulcérés qui lancent des bassines de leur fenêtre (il y en a certainement plus qu'on ne pense), les connaissances qui ne sont pas de véritables amis, les pompiers (non, pas les pompiers, c'est un beau métier, pompier), les répondeurs téléphoniques et les fiancées qui reçoivent malencontreusement un bol dans la figure… Pour continuer ma petite route paisible en évitant tout cela, il allait falloir que je louvoie comme un serpent.