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Je ne sais pas si je suis rentré en taxi, à pied ou en rampant. J'étais en train de rire tout seul en sentant une goutte de whisky me dégouliner sur le menton, puis j'ai disparu, et quand je suis revenu, j'étais dans mon lit, le visage tourné vers le mur, le nez contre le plâtre.

Une lumière crue inondait ma grande pièce. Il faisait froid. Le rouge sang de ma couette m'abîmait les yeux. Je me suis appuyé sur un coude, ankylosé, tendineux, cartilagineux, l'esprit coagulé, les tempes épaisses, la bouche blanche, ébloui. Mon crâne débordait de plomb en fusion. J'avais moins envie de rire que la veille.

J'ai essayé de me lever.

Souffrant, honteux.

Je suis allé en titutrébuchant jusqu'à mon cher fauteuil, sur lequel je me suis effondré comme mort. Caracas me regardait comme m'aurait regardé Jésus-Christ s’il était revenu juste pour moi.

Il devait être quinze ou seize heures. Je suis resté assis là près d'une heure sans bouger, car le moindre geste résonnait douloureusement de mes orteils à mes oreilles en me vrillant les nerfs et les tendons de tout le corps. Je sentais que je ne pouvais pas me remuer plus qu'un verre d'eau rempli à ras bord. Un verre de whisky.

Mes chaussures étaient abandonnées juste après la porte d'entrée, mon manteau et mon pull un peu plus loin par terre, mon pantalon sur le lit. Seul mon sac matelot était à sa place, posé réglementairement près du fauteuil.

Je me suis souvenu que je n'avais déjà plus de liquide sur moi quand j'étais entré dans le bistrot bleu. J'ai jeté un coup d'œil à mon carnet de chèques, mais les chiffres que j'avais inscrits sur le talon étaient illisibles. Comment avais-je pu gribouiller un truc pareil sans me rendre compte que je serais incapable de le déchiffrer? (Mais dans le monde ivre, l'œil ivre doit pouvoir lire l'écriture ivre, comme un Grec peut lire du grec.) Au fond de mon sac, j'ai également trouvé un ticket de distributeur automatique de billets (un ticket de «tirette», disait Catherine): j'avais retiré cent francs à deux heures six du matin, sans doute pour prendre un taxi. Comment ai-je pu vivre plusieurs heures sans conscience? Comment ai-je pu boire, rédiger un chèque, trouver une tirette, composer mon code, héler dignement un taxi et lui donner mon adresse alors que… je n'existais pas? À deux heures six du matin, c'était pourtant une certitude, j'étais debout devant une agence de la Société Générale, suffisamment lucide sur le moment pour me servir d'une machine. Mais si je ne m'en souvenais plus, c'est que ça ne s'était pas passé.

J'avais perdu du temps. Ces heures inconscientes que je ne me rappelais plus avaient disparu pour toujours dans le grand espace noir de tout ce qui ne s'est pas produit – avec ma carrière de jazzman, mon record du monde du cent mètres, ma victoire dans le Prix de l'Arc de Triomphe, en selle sur Spring Thunder, et ma liaison orageuse avec Ava Gardner.

Lorsqu'on me parle de vies antérieures – et postérieures -, je rigole doucement. Je n'y crois pas, mais j'imagine que même si j'y croyais, ça ne me consolerait pas d'avoir à mourir un jour. Car les défenseurs de cette «théorie» prétendent qu'on ne se souvient pas de ses précédentes existences – sauf par bribes, peut-être, dans des circonstances très particulières. Mais que m'importe d'avoir été l’amant d'Ava Gardner pendant l'été 1950 si je ne le sais pas? J'étais sans doute absolument ravi à l'époque, quand elle me mordillait les lèvres en se frottant contre moi, mais aujourd'hui je m'en fous royalement, puisque je ne peux même pas me raccrocher à un souvenir, une émotion, une image, l'odeur de ses cheveux. Si surprenant que ça paraisse, avoir été l'amant d'Ava Gardner ne me fait ni chaud ni froid.

Le souvenir serait plus important que le moment présent?

Je venais de me rappeler l'idée funeste qui m'était venue dans le bar, quelques secondes avant de découvrir la doublure de Pollux Lesiak.

Mes délicieux moments futiles qui rendent la vie exaltante, c'était du toc. Par définition, ce sont des moments sans importance: ils n'ont intrinsèquement aucun intérêt, on ne les remarque pas quand on les vit. Le seul moyen d'en savourer tout le suc magique, c'est, en les vivant, de se faire remarquer qu'on les vit (ce qui n'est jamais très bon pour le plaisir), mais surtout, de les projeter dans le futur pour se figurer le souvenir ému qu'on en gardera quand, pour une raison ou une autre, on n'aura plus la possibilité de les retrouver. Or, évidemment, si l'on se projette dans le futur, on n'est plus tout à fait dans le présent – et donc on ne vit plus ces moments. Dans cette découverte euphorisante de la veille, dans ce système d'extralucidité censé éclairer ma vie d'une lumière nouvelle, se cachait en réalité un paradoxe que l'alcool m'avait empêché de déceler et qui détruisait tout de l'intérieur. La seule particularité de ces moments, c'est l'insouciance. Or, pour en profiter, il faut nécessairement se dire qu'on les regrettera un jour, il faut en tout cas y injecter de la réflexion, et donc de la souciance. Ça se mordait la queue, ma trouvaille.

Mon idée pour vivre comme un roi, pour m'arracher à la boue lourde et m élever vers les cieux purs de la frivolité, je pouvais m'asseoir dessus.

NE RÉFLÉCHISSEZ PAS TROP, C'EST DÉCEVANT

Pour définitivement m'en convaincre, j'ai pris un exemple que j'avais sous la main: Caracas. Je l'aimais tant, cette créature, que toujours je pensais à sa mort. Avec effroi. Donc je l'ai regardée, ce matin-là – elle était allongée sur la couette rouge sang et faisait la moue, sans doute à cause de ma tête de cadavre -, et je me suis imaginé vingt ans plus tard, avec un autre chat (que je me suis représenté mentalement, pour la commodité de l'expérience: un gros matou noir, c'était le plus simple). Je me vois avec ce chat dans un autre appartement, je suis allongé sur un tapis, je joue avec lui, et soudain, l'image de Caracas me revient en mémoire, Caracas vingt ans plus tôt. Je me souviens de ce temps lointain où je m'étais réveillé un matin avec une gueule de bois de tous les diables, elle était couchée sur le lit et me regardait avec les yeux de Jésus-Christ, je l'aimais tellement, ce chat, c'était une partie de moi, et aujourd'hui elle s'est noyée dans le passé, elle n'existe plus, elle est restée dans le temps et je l'ai remplacée par un gros matou noir que j'aime aussi. Je l'ai laissée derrière moi, elle n'est plus là pour partager mon existence, elle ne «sait» pas que le gosse vient d'avoir son bac et que Pollux est partie lui apprendre à conduire sur le parking du Carrefour de Saint-Ouen, elle ne sait pas que Gourmet vient de sortir une nouvelle terrine de zèbre. Ça lui aurait sans doute fait plaisir, pourtant, que j'aie retrouvé Pollux.

Je ressentais si bien ce que je ressentirais vingt ans plus tard que je me suis mis à pleurer. Je la regardais, elle était à deux mètres de moi, et je pleurais sa disparition. Toutes les conditions paraissaient réunies pour une bonne expérience: sa présence sur le lit n'avait rien de particulièrement sensationnel, ni de beau ni d'émouvant, et pourtant je savais que je me broierais le cœur à regretter ces instants. C'était une occasion inespérée: je pouvais, pour ainsi dire, remonter dans le temps. Laisser momentanément le gros matou noir et revenir auprès de Caracas. Comme si j'appuyais maintenant sur un bouton et revenais auprès de mes amies mortes. Comme si on me donnait la chance de retourner toucher le ventre de Véronique ou de m'asseoir à la table de Marie-Paule qui mange son chou à la crème.

Il fallait que je profite à fond les ballons du plaisir d'être avec elle. Eh bien j'ai eu beau me le dire et me le répéter, me concentrer de toutes mes forces pour me rendre compte de ma chance, apprécier cet instant en profondeur: rien à faire. C'était une réflexion, aussi éloignée d'un sentiment qu'une recette l'est d'un plat. Je restais en surface, dans mon cerveau, incapable de descendre vers le noyau de mes émotions pour diffuser de là le plaisir dans tout mon corps. J'étais content d'avoir Caracas sous les yeux, bien sûr, mais je ne réalisais pas, je ne m'imprégnais pas de sa présence. La seule émotion que je parvenais à ressentir réellement, c'était de la tristesse en pensant au jour où je serais dans cet autre appartement, sur le tapis avec le gros matou noir, ce jour où elle ne serait plus là, elle.

NE RÉFLÉCHISSEZ PAS, C'EST BÊTE

Je suis persuadé que si Merlin l'Enchanteur, un jour de bienveillance, me renvoyait dans le lit de Véronique, même en toute connaissance de cause, je ne serais pas plus capable de profiter de ces minutes de bien-être. La vie est belle, peut-être, pleine de moments magnifiques, faciles à vivre, de plaisirs faciles à atteindre, mais je ne me rends compte de rien. Je ne fais que penser, sur le coup – il faut que j'attende et que je regarde en arrière, Pour ressentir, comprendre. Il faut que j'attende que les photos soient développées, que je sois revenu dans la grisaille d'automne et que je sorte du labo de la FNAC avec un petit air à la fois mélancolique et heureux en retard. Il manque un truc, dans ma nature, une faculté qui me serait pourtant bien utile: l'instinct de Polaroid.

La vie est belle? Pleine de moments magnifiques?

Non, tout m'englue, tout me poisse.

Je suis un pauvre bougre.

Pollux?

Il ne m'arrive que des malheurs.

En fin de compte, heureusement que je n'ai pas ça, l'instinct de Polaroid. Ma vie serait un cauchemar.

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