Comme j'étais en avance, je suis descendu à Saint-François-Xavier pour respirer l'air frais et marcher dans la neige. Marcher dans la boue, pour être exact (mais «Je suis descendu à Saint-François-Xavier pour marcher dans la boue», c'est une vision moins encourageante, ça ne m'allait pas). Le manque de sommeil et le trac me coupaient les jambes et me retournaient l'estomac. En passant devant une boulangerie «de tradition», j'ai pensé que grignoter quelque chose ne pouvait pas me faire de mal, après tout: il fallait que je retrouve du tonus avant d'arriver à Montparnasse. J'ai acheté une part de flan nature, je l'ai avalée en continuant à marcher, et en un clin d'œil, avant que j'aie pu comprendre ce qui m'arrivait, j'ai vomi dans la boue, devant tout le monde. Si j'avais été une femme, j'aurais pu regarder mon ventre d'un air gentiment réprobateur (l'air de dire au bébé: «Tu m'en fais voir de toutes les couleurs, toi, tu sais»), mais en tant qu'homme, pris au dépourvu, je n’ai rien trouvé d'autre que de sortir mon bloc-notes de mon sac matelot, me retourner vers la boulangerie et faire semblant de noter l'adresse en secouant la tête de droite à gauche, l'air de dire: «Et tu appelles ça "de tradition"? Attends, tu vas voir. Toi, tu peux être sûr que je t'enlève une brioche d'or dans mon Guide des Boulangeries de France, l'année prochaine.»
Étape suivante: la pharmacie. Elle semblait «de tradition», elle aussi (le quartier voulait ça). J'ai acheté de l'aspirine, un excitant à la caféine, de la vitamine C, des cachets contre la nausée, du dentifrice et une brosse à dents souple. La médecine ne pouvait rien contre le trac (l'alcool oui, mais encore une fois, pas le matin), mais contre tout le reste, peut-être. Étape suivante: un bar (absolument pas de tradition, une grande brasserie clinquante, faussement luxueuse, aussi accueillante et chaleureuse qu'une salle d'embarquement à Roissy). J'ai commandé un café auquel je n'ai pas touché et un verre d'eau pour prendre mes remèdes. Puis je suis descendu aux lavabos, où je me suis soigneusement brossé les dents.
Bien entendu, je suis arrivé en retard à notre rendez-vous. C'était un vieux bar. Pas l'un de ces faux vieux bistrots pittoresques, de tradition et souvent «à vins», juste un vieux bar. Je l'ai aperçue derrière la baie vitrée, assise, son sac bleu posé sur la table. Elle fumait une cigarette. Elle regardait vers le garçon de café, qui discutait avec une petite vieille en faisant de grands gestes, son torchon à la main. Un coude sur la table, le menton appuyé sur la paume de la main qui tenait la cigarette, elle paraissait songeuse. Seul dans un café, on ne peut sans doute paraître que songeur. Sa main libre faisait doucement aller et venir le cendrier de plastique jaune sur le formica rouge. Puis elle s'est gratté le bout du nez. Elle s'est recoiffée distraitement. Elle a regardé sa montre, puis ses mains, longuement. Elle a ôté quelque chose de sa pommette droite, un cil ou un cheveu, qu'elle a fixé deux secondes en le tenant entre le pouce et l'index. Elle a écrasé sa cigarette en se mordillant la lèvre inférieure. Elle s'est massé doucement la nuque. Elle s'est redressée sur sa chaise et a rajusté les bretelles de son soutien-gorge. Le matin d'hiver se reflétait sur la vitre. Par juxtaposition, je voyais Pollux Lesiak seule au milieu des passants emmitouflés, de la neige et des voitures.
Inutile d'essayer de décrire ce que j'ai ressenti à cet instant-là, ce serait peine perdue. Restons sobre et pondéré: j'ai eu envie de passer le restant de mes jours avec elle. Et j'ai oublié mon trac.
Mais en poussant la porte du bar, un seau d'eau m'est tombé sur la tête. C'est tout moi, ça. Je tourne sept fois mon cerveau dans mon crâne pour être sûr d'avoir tout prévu, attitudes à prendre et thèmes de discussions, et je ne me soucie pas une seconde du principal: la cérémonie d'ouverture. Il était trop tard, elle venait de me voir. Maintenant, il fallait indiscutablement que j'avance vers elle et que j'entre en matière. Mais comment? L'embrasser sur la bouche? Impossible, inosable. Lui faire deux bises? Plutôt mourir. Lui serrer la main? Et puis quoi? J'allais pourtant être obligé de choisir, dans trois pas. Si seulement elle pouvait me sauter au cou, ça m'aiderait. Ou me tendre la main, au pire. Mais là, en arrivant près d'elle, je risquais de perdre l'équilibre et de tomber d'indécision, si elle ne faisait rien pour m'orienter. Alors pour sauver les apparences, je me suis simplement assis en face d'elle. Et tout s'est enchaîné comme dans une comédie musicale à grand spectacle.
Elle m'a demandé en souriant – mais peut-être ne plaisantait-elle pas tout à fait – si je savais de quoi nous allions pouvoir discuter, pendant toute cette journée. Elle m'a avoué qu'elle y avait pensé avec une certaine inqiuétude, qu'elle était même allée jusqu'à chercher des idées. Quoi? Non? Oh oh oh. Elle n'est pas sérieuse, j'espère. Oh oh oh. Je n'ai jamais rien entendu d'aussi drôle. Comment a-t-elle pu réfléchir à une chose pareille? Il faut prévoir voir ce dont on va parler quand on a rendez-vous avec quelqu'un? Oh oh oh. Ce serait le comble. Ce n'est quand même pas un entretien d'embauché, que je sache. Si? Oh oh oh. Ah non, qu'elle m'excuse, mais je ne peux pas m'empêcher de rire. Désolé. J'espère que je ne l'ai pas vexée, mais c'est la première fois que j'entends ça.
Je pensais avoir pris un avantage certain, dès le départ, tenir la situation bien en main: c'était oublier un peu vite que, au royaume du sport, rien n'est joué tant que la ligne d'arrivée n'est pas franchie – je ne sais pourtant combien de fois j'avais déjà entendu cette phrase (ou la variante du coup de sifflet final). Mais dans certaines circonstances, on néglige ses bases les plus solides. Je trichais, je me moquais d'elle, je faisais le fierot, oh oh oh.
ÉVITEZ DE TRICHER AVEC VOTRE PROMISE
ÇA SE PAIE AUSSI SEC
Nous avons commandé deux cafés (je savais que je ne pourrais pas toucher au mien, mais j'avais déjà prévu la parade: je serais fasciné par sa voix et sa beauté, à en oublier de boire, et soudain, mince, il est glacé), et elle m'a expliqué qu'elle aimait beaucoup ce bar, que le patron et le garçon étaient fort sympathiques, mais que les croissants étaient immangeables. (Merci petit Jésus.) Alors, comme elle trouvait dommage que, pour notre premier véritable rendez-vous, nous nous contentions d’une misérable tasse de café, elle était passée dans une excellente boulangerie près de chez elle et avait acheté deux croissants (les meilleurs de tout le quartier Mont-Parnasse, à son avis) pour marquer correctement le début de notre première journée ensemble (elle sous-entendait «le début de notre vie ensemble», je crois). Elle a demandé une assiette au garçon, sur laquelle elle a amoureusement disposé les deux croissants qu'elle venait de sortir de son sac bleu. Nos croissants de fiançalles. Je ne bougeais plus. J'étais pris de court, il ne faut pas se voiler la face. Ils avaient effectivement l'air délicieux, nos croissants, mais gros, et gorgés de beurre. Ah la diablesse, quel coup de maître. (Involontaire, évidemment, elle ne pouvait pas savoir que je n'avais pas dormi et que je venais de vomir un flan.) En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, j'ai compris que j'étais coincé. La logique nous le dit: face à un croissant, nous n'avons pas trente-six solutions – soit nous le mangeons, soit nous ne le mangeons pas. (Je ne pouvais pas faire mine de le manger et le garder dans mes joues à la manière du hamster (en attendant d'aller tout recracher plus tard aux toilettes). Ce serait trop visible: j'aurais l'air boudeur.) Si je le mangeais, je vomissais dans la seconde, ça ne faisait aucun doute (je n'aurais pas dû prendre d'aspirine, tout à l'heure, ça ne passe pas). Si je le laissais dans l'assiette, c'était comme refuser une alliance à l'église. Il serait resté seul entre nous deux, intact, comme un «Non» à notre amour. J'ai envisagé un moment de le laisser malencontreusement tomber par terre (l'émotion) et de marcher malencontreusement dessus en voulant le ramasser, mais symboliquement, je ne pouvais pas. Comme je ne pourrais pas déchirer une photo de Catherine ou de ma mère, même pour rire. Que faire? Il fallait réfléchir plus vite qu'un puissant ordinateur, car elle commençait déjà à grignoter le sien, et le mien, resté seul dans l'assiette, me semblait grossir à vue d'oeil, je ne voyais plus que lui, énorme et intact, elle ne devait plus voir que lui («Il ne veut pas de mon croissant?»), je m'attendais à ce que les passants s'agglutinent derrière la baie vitrée pour voir de plus près ce croissant gigantesque venu d'ailleurs. Je ne pouvais pas vomir devant elle au petit déjeuner, non. (Prends le risque de le manger, vaillant petit tailleur, me chuchotait une voix sournoise.) Pour gagner du temps, j'ai décidé de me mettre à parler en faisant des gestes avec mes mains, afin de ne pas pouvoir le prendre. Comme par hasard, j'ai entendu «… ballottage défavorable…» à la radio du bar et, sautant sur l'occasion, je me suis lancé sur l'un des sujets que je devais éviter à tout prix, les élections. (C'est toujours pareil: il suffit de se jurer de ne pas dire «tu vois?» à un aveugle pour que ça sorte tout seul à chaque fin de phrase.) Les élections législatives, non. Je n'y connaissais rien, en plus. Et pour faire des gestes en parlant des élections législatives, bonne chance. J'aurais aimé qu'un vidéaste amateur qui passait dans le coin me filme à ce moment-là, la cassette m'aurait servi à rire plus tard. Je racontais probablement n'importe quoi, en cherchant désespérément des mots ou des expressions que je pourrais illustrer avec mes mains («ballottage», par exemple, je mimais une balance; «le RPR et l'UDF réunis», je suggérais une balle invisible en rapprochant mes mains, pour montrer qu'ils étaient bien groupés; «score dérisoire», je montrais un petit espace entre mon pouce et mon index – elle devait assurément me prendre pour un dangereux malade). Et pendant ce temps, bien entendu, je n'arrivais pas à réfléchir à mon croissant. (Tu t'enfonces, petit tailleur, tu t'enfonces, murmurait la voix sournoise. Allez, tente le coup. Sinon, tel que tu es parti, tu peux lui dire au revoir, à ta belle.)
À l'instant précis où j'allais céder au chantage de la voix, ayant épuisé tout mon savoir politique et ma science du mime telle que me l'a enseignée Marcel Marceau, Pollux Lesiak s'est levée (avec une grâce, une souplesse extraordinaires, soit dit en passant, à la fois calme et vive, comme le jour se lève sur Conakry) pour aller chercher un sucre au comptoir. L'idée m'est venue instantanément, comme si le dieu des embarrassés lui-même m'avait décoché un trait de génie dans l'esprit. Il fallait agir vite. Pendant qu'elle me tournait le dos et attendait que le patron fort sympathique s'approche d’elle, j'ai avancé lentement ma main au-dessus de la table, sans quitter des yeux les cheveux de Pollux, très lentement, guettant le moindre mouvement de sa tête. Soudain, j'ai saisi le croissant comme un caméléon attrape une mouche avec la langue et l'ai fourré dans la poche droite de ma veste – un geste d'une rapidité exceptionnelle. J'avais dû baisser les yeux pour viser le croissant avec précision et ne pas heurter violemment l'assiette ni rater ma poche, et quand je les ai relevés, elle me regardait, sidérée.