J'ai le nez contre le mur, les yeux sur l'écran de plâtre blanc. Caracas me lèche l'oreille.
Il était quinze heures. Encore une fois, je ne me souvenais de rien. Je parlais de l'incroyable Pollux qui réglait des affaires urgentes sur toute la surface du globe et me retrouvais d'une seconde à l'autre dans mon lit en bataille, la tête dans le plâtre. Ce truc d'amnésie alcoolique risquait fort de mal tourner un jour ou l'autre – comme tout le reste. Je n'avais peut-être pas le profil requis pour sombrer dans l'alcool. (Je n'avais le profil requis pour rien, ça commençait à m'agacer.)
Encore une fois, je me suis rendu compte que mes vêtements étaient éparpillés dans l'appartement. De toute évidence, quand je rentrais raide mort, j'aimais jouer les strip-teaseuses et faire tournoyer mon pantalon au-dessus de ma tête avant de le lancer à l'autre bout de la pièce – je poussais peut-être même des cris sensuels. Hélicoptère! Et justement, mon pantalon, je l'ai trouvé dans la cuisine, sur le réfrigérateur. Déchiré, lacéré.
Je m'étais sans doute fait sauvagement attaquer par la Bête du Gévaudan. Et alors? On a vu pire, il y a des gars qui se font cribler de balles à la mitraillette, dans les pays en guerre. J'ai baissé les yeux sur mes cuisses pour voir si j'avais été gravement touché, mais non, rien, pas de plaies sanglantes, pas d'os à vif. Et j'allais me plaindre? La Bête avait dû se rogner les griffes la veille. Je m'en tirais avec un pantalon à racheter. Bon, j'avais un hématome énorme sur le biceps droit, mais je n'allais pas me plaindre pour ça. La Bête m'avait sûrement donné un coup de poing, voilà tout. En, jetant un œil dans mon sac matelot, je me suis aperçu que j'avais fait deux chèques de cinq cents francs sans noter le nom du ou des bénéficiaires sur le talon. Tant pis, hein.
J'ai décidé de téléphoner à ma sœur, par curiosité.
«Bonjour, vous êtes bien chez Pascale et Marc, nous sommes allés passer les fêtes au Bangladesh, joyeux Noël et bonne année à tout le monde!»
Oui. Ils avaient dit ça, la veille, qu'ils dormiraient dans l'avion. Tant pis, hein. Je reste dans le noir complet, c'est tout, on ne va pas en faire une maladie. Ce n'était pas d'avoir perdu mille francs et de m'être fait lacérer mon pantalon, qui m'ennuyait, c'était l'affreuse incertitude dévorante et très pénible. «Incertitude» car je ne pouvais pas affirmer formellement que la Bête du Gévaudan avait joué un rôle dans mon histoire (si c'était bien elle, je devais être sacrement ivre pour avoir espéré l'amadouer avec des chèques de cinq cents francs – j'imaginais la Bête: «Il faut essayer de m'apprivoiser, petit prince», et moi: «Attends, attends, je vais t'en faire un autre, tiens, attends, voilà, encore cinq cents.»).
(Bon, imaginons: je pars de chez ma sœur à pied, tout seul dans la nuit, et je croise un malfaiteur qui a réussi à dompter une sorte de bête griffue et hante les rues de Joinville-le-Pont à la recherche d'un pied-tendre à dépouiller. Alors mon gars me demande de l'argent, je refuse tout net, il m'envoie donc un puissant coup de poing dans l'épaule. Déjà, c'est tiré par les cheveux, les types dans son genre frappent à la mâchoire. Bon, je finis par lui faire un chèque, mais l'homme est gourmand, il en réclame un autre. Cette fois je ne me laisse pas impressionner, il n'a pas de parole, il avait dit juste cinquante sacs, mais après qu'il a lâché la bête sur mes jambes, je cède à nouveau. Au fait, ne tiens-je pas un indice, là? Si l'animal s'est contenté de me griffer les jambes au lieu de me sauter à la gorge, ce n'est sans doute pas par bienveillance, mais bien plutôt parce que c'est un petit animal. Ah… Un ourson, peut-être?)
En terminant mon café, je me rendais bien compte que cette histoire ne valait rien.
Je devais maintenant décider si je continuais à sombrer dans l'alcool. Cette technique ne m'apportait rien de très satisfaisant, jusqu'à présent. Il était peut-être nécessaire de laisser le système se mettre en place, mais pour le moment j'avais le sentiment de piétiner. En deux jours, j'avais perdu mes dernières illusions quant aux possibilités de s'octroyer quelques plaisirs fugaces au cours d'une vie d'homme, je m'étais enlisé pour plusieurs mois dans un mensonge indigne d'un véritable amoureux, j'avais perdu un pantalon et mille francs, et j'avais les organes en bouillie. Même en m'efforçant de ne pas me montrer trop injustement critique, ce n'était pas un bilan très enthousiasmant. De toute façon, la question n'allait pas se poser longtemps. D'une part, j'étais invité ce soir-là chez mes amis Zoptek, chez qui un verre jamais ne reste vide, il allait donc falloir que je prolonge mon apnée dans la gnôle; d'autre part, ce que je ne savais pas, c'est que la question ne se poserait plus le lendemain matin, car ce qui ne m'avait pas traversé l'esprit, c'est que, où que l'on sombre, il y a toujours un fond. Et dans quelques heures, j'allais le toucher.
Mes amis Zoptek étaient trois, le père, la mère et la fille, et toujours je prenais grand plaisir à leur rendre visite car ils étaient incroyables et spectaculaires comme c'est pas possible et avec eux c'était à tous les coups la bonne soirée garantie. Action, suspense et violence, ainsi que le bon rire qui délasse, on trouvait de tout dans leur maison. Ils se tapaient dessus et s'embrassaient tout le temps – ils tapaient aussi sur leurs invités et les embrassaient -, ils parlaient de politique et d'intrigues amoureuses avec le même plaisir, de littérature et de bagatelle avec la même fougue, du temps qui passe et du cabri rôti, ils dansaient la rumba bolivienne dans le salon, incendiaient la terre entière en levant leurs verres, ils organisaient des concours de force musculaire ou de pugilat antique sur le tapis, s'endormaient sur le canapé, déclamaient du Pouchkine dans le texte, sortaient rarement de chez eux mais laissaient toujours leur porte ouverte. Il y avait du monde chaque soir.
Le père était un ogre bougon et drôle, une merveille d'être humain – à la fois profond, grave et frivole, tyran et petit garçon à consoler; la mère, une femme fragile et solide, lucide et belle, qui encaissait tout, que l'on pouvait aisément prendre pour la principale victime des folies de la famille mais qui contrôlait tout l'air de rien; la fille, une créature de lumière, presque impalpable, qui fondait en larmes ou dansait dans la cuisine – la plus jolie jeune fille du monde, après Pollux.
Ils avaient deux particularités communes: ils étaient faibles et forts en même temps. Très faibles, et très forts. Comme beaucoup de leurs amis, d'ailleurs – sensibles et résistants, la plupart souffraient et trébuchaient mais continuaient à avancer en écartant les branches qui leur barraient le passage. Ils iraient jusqu'au bout, coûte que coûte. Sensibles et indestructibles, je me les représentais toujours ainsi, comme des missionnaires dans une jungle infestée de sales bêtes et de plantes carnivores, la nuit, en plein tremblement de terre et sous une pluie battante, inquiets mais opiniâtres, très faibles et très forts. J'étais l'un de leurs amis, je crois, mais je ne me sentais pas tellement très fort.
Ils habitaient Paris mais j'étais allé les rencontrer en Bretagne, un jour de mauvais temps, une dizaine d'années plus tôt. Dans des circonstances extraordinaires. J'étais parti seul, au hasard, avec la voiture de ma mère, vers la Normandie d'abord, pour essayer de me remettre de ma rupture avec Catherine. Une amie m'avait raconté une belle histoire:
LA BELLE HISTOIRE D'ANNE-CLAUDE
«Je déprimais depuis trois mois, Nicolas m'avait quittée, je m'enfonçais dans un vrai cauchemar, je n'arrivais pas à me sortir ce salaud de la tête et plus les semaines passaient plus je tournais en rond, comme l'eau dans la baignoire, sauf que moi ça s'écoulait pas, c'était toujours la même eau, ça commençait à croupir. En plus, Paris m'écrabouillait, m'enfermait, je me sentais prisonnière et pleine d'eau sale que je pouvais pas évacuer. Bref, le truc classique. Il fallait vite que je fasse quelque chose, sinon c'était la catastrophe assurée. Quelque chose de marquant, qui me change vraiment les idées. J'étais comme maintenant, à l'époque, plutôt tranquille et casanière, prudente, pas trop foldingue. Tu vois, quoi. Mais alors là, tu peux me croire, j'ai ouvert les vannes. J'ai demandé à l'Éducation nationale de me trouver une remplaçante, s'ils n'étaient pas contents, tant pis pour eux, c'était vraiment le dernier de mes soucis. Ensuite je suis allée retirer à la Caisse d'épargne tout l'argent que j'avais bien sagement économisé depuis des années. Ils m'ont fait un cirque, tu peux pas imaginer. Ça faisait une grosse somme, d'accord, il devait y avoir un peu plus de quatre-vingt mille francs, bon. Ils ont cru que j'avais perdu la boule, ou que j'allais faire un truc pas très catholique avec, j'en sais rien. En fin de compte, j'ai quand même récupéré une mallette pleine de billets. Ça fait un drôle d'effet, je t'assure. Mais bon, je ne m'en rendais pas trop compte, j'avais sûrement perdu la boule, oui, j'étais dans un autre monde, comme dans un roman, plus rien n'avait la moindre importance. J'ai loué une Mercedes, c'est un peu ringard mais dans mon délire c'était la voiture qu'il me fallait, et je suis partie tout droit à Deauville. C'est encore plus ringard, bon, mais j'étais comme un automate. C'était déjà suffisamment le bazar dans ma tête, alors j'ai suivi les premiers rails que j'ai trouvés. À Deauville, j'ai pris une chambre dans le premier hôtel, j'ai mis ma mallette dans l'armoire, je n'ai même pas pensé à leur demander un coffre, j'ai pris une bonne partie de l'argent et je suis allée direct au casino. À peine un quart d'heure après avoir garé la voiture devant l'hôtel, j'étais à la roulette. Une vraie folle, comme si un mec m'avait hypnotisée à Paris et m'avait dit: "Je vais compter jusqu'à trois, tu vas te réveiller, tu ne te souviendras de rien et tu vas foncer tout droit au casino de Deauville." Je te passe les détails, en trois jours j'avais claqué tout mon argent. J'arrivais à l'ouverture, je repartais à la fermeture. J'étais la vedette, là-bas. Je n'ai pas mangé pendant trois jours, je jouais, je montais dormir, je redescendais jouer. Tu imagines dans quel état j'étais. Quand j'y repense, j'ai l'impression que ça n'a duré que quelques heures. Le troisième soir, quand je suis rentrée dans ma chambre, j'étais à bout de forces et de nerfs. Toute la tension est retombée d'un coup, comme si on m'enlevait les piles. Il me restait à peine trois mille cinq cents francs pour payer l'hôtel. D'un côté je me sentais plutôt mal, tu t'en doutes, ce n'est pas tous les jours qu'on jette quatre-vingt mille balles, de l'autre, je ne sais pas, j'étais presque soulagée. Enfin bon, c'était pas l'allégresse non plus. J'étais crevée et un peu honteuse. Et tout à coup, un sursaut de démence, je me suis dit merde, au point où j'en suis, c'est ridicule de garder ces malheureux billets pour payer la chambre. En plus, je me suis rendu compte qu'il ne me resterait même pas assez d'argent pour mettre de l'essence dans la voiture et rentrer à Paris. J'ai eu cette drôle de sensation, tu sais, "Je suis foutue", le moment où on abandonne et où on se dit que c'était complètement ridicule de continuer à résister. On se sent incroyablement léger, heureux, parce qu'on n'a plus rien à perdre. On se sent libre. Vraiment libre. Alors voilà, je suis retournée au casino avec mes derniers sous. Deux ou trois joueurs qui me connaissaient, si on peut dire, et qui ont compris ce qui se passait, ont essayé de m'empêcher de faire cette bêtise, mais je n'entendais plus rien, tant pis pour l'hôtel, je me sauverais en douce, tant pis pour l'essence, je partirais à pied, tant pis pour tout le reste, rien n'aurait pu m'arrêter. J'ai changé mon fric à la caisse et j'ai tout mis sur le rouge. Le croupier me faisait des signes avec ses yeux pour me dire "Ne faites pas ça, mademoiselle, croyez-moi j'en ai vu d'autres, c'est idiot, reprenez vos plaques", mais bien sûr il ne pouvait pas parler ni faire de mimiques, ça n'aurait pas été bien vu par sa direction, alors c'était marrant, il me regardait en se concentrant de toutes ses forces, comme s'il essayait de faire de la télépathie. Bon, il a fini par lancer la boule, le rouge est sorti, j'ai tout laissé dessus, et le rouge est sorti encore. Après ça je me suis mise à jouer un peu partout sur la table, et bien sûr, comme par hasard, je n'arrêtais pas de gagner. Je me sentais comme dans un rêve, ça ne me faisait pas vraiment plaisir, ça me coupait le souffle, vraiment, j'avais du mal à respirer, mais le fait de gagner me semblait presque normal. Je ne pouvais plus m'arrêter. Ils ont commencé à m'apporter à boire, je me souviens que j'avais plus de cent mille francs, à un moment, je me sentais comme dans une bulle, tout le monde s'agglutinait autour de la table mais je ne voyais personne, je n'entendais rien d'autre que la voix du croupier, ils m'ont offert du Champagne, et sur le coup j'ai cru qu'ils étaient contents que je gagne après avoir tout perdu pendant trois jours. En fait, bien sûr, non, c'était juste pour me soûler, pour que je reperde tout. Je buvais, je gagnais, j'avais l'impression de monter vers le ciel. Et comme j'avais le cœur qui battait à cinq cents à l'heure, que je n'avais rien avalé depuis trois jours et que j'avais bu beaucoup de Champagne trop vite, j'ai eu un malaise, je suis tombée dans les pommes. Je me suis réveillée à l'hôpital. En fait, ce n'était rien du tout, mais ils avaient eu très peur, au casino, parce qu'ils n'avaient pas réussi à me réveiller. Rien à faire, j'étais K.-O. Ils ont appelé les pompiers, on m'a emmenée à l'hôpital, et là je me suis réveillée comme un bébé. Je n'étais pas très fraîche, mais ça allait. Le directeur du casino en personne est entré dans la chambre, avec un gros bouquet de fleurs, et m'a apporté ce que j'avais gagné. Deux cent dix mille francs et des poussières. Ouais. Trois secondes après ma syncope, la boule s'était arrêtée sur le 17, où j'avais mis trois mille balles, parce que c'était le chiffre préféré de mon père. C'était une chance incroyable, que je sois tombée dans les pommes. Comme j'étais partie, dans cet état de transe, j'aurais tout reperdu. Sûr. Mais là, miracle. Je suis sortie de l'hôpital quelques heures plus tard, j'ai payé la note d'hôtel, je suis montée dans la Mercedes et je n'ai même pas pensé une demi-seconde à rentrer à Paris avec l'argent. Depuis toute petite, je rêvais de passer quelques jours dans un palace au bord du lac Léman, je ne sais pas pourquoi, j'avais dû voir un film ou lire un livre, je suppose. Alors je n'ai pas réfléchi, je suis descendue jusque là-bas et j'ai passé quinze jours dans un hôtel de grand luxe. Ça coûtait une fortune, mais ma chambre donnait juste sur le lac, c'était exactement comme dans nies rêves. Pendant deux semaines, je payais le champagne tous les soirs aux gens qui me paraissaient sympas, je me suis acheté des robes, je vivais comme une vraie princesse, c'était de la folie. Je suis revenue à Paris sans un sou en poche. Mais j'étais guérie. Ça m'avait fait comme un électrochoc, si on veut, Nicolas me semblait très loin ailleurs, comme une petite crotte perdue dans Paris, je l'avais chassé de moi, il n'existait plus, je m'en foutais, je me sentais bien. À l'Éducation nationale, ils ont été très gentils, pour une fois. Ils ne m'ont pas virée. Ensuite, j'ai repris ma petite vie bien raisonnable, comme tu me vois aujourd'hui, je me suis remise à faire des économies. Mais le premier jour, quand même, devant les élèves, ça m'a fait drôle.»