Prof Baba Komalamine, toi qui es tellement connu dans la région parisienne et la forêt sacrée, je crois que j'ai du mal qui circule dans mon corps. J'espère que la police fait partie de tes domaines et sans aucune gêne je prends contact avec toi pour que tu désagrèges mes ennemis en une semaine. Ou moins, si tu peux.
Liberté m'avait roulé dans la farine. (Quel défaut de forme, dans la nature humaine, toujours nous pousse à vouloir jouer les Sherlock Holmes de notre existence, à essayer d'interpréter les petits indices du présent – l'apparente douceur de cette fausse sœur, mon sac au guichet, trois mots sur un cahier – en imaginant que nous sommes assez malins pour en déduire l'avenir, ne serait-ce même que les secondes qui suivent?)
NE CHERCHEZ PAS
QUATORZE HEURES À MIDI
J'en ai marre, maintenant. Escorté par cette sournoise de Liberté, escorté par Perfidie vers la fourgonnette qui ronronne au milieu de la cour du commissariat, couillon de pantin à bout de forces dans la lumière douloureuse et glacée qui tombe des nuages bas du matin, je n'apprécie pas du tout le combat de la vie moderne, Baba. Je fais un trop piètre guerrier.
Perfidie m'a déposé lourd dans la fourgonnette – en me poussant pour que j'aille m'écraser sur un banc, le dos contre la tôle – puis elle est repartie. En entrant, j'ai interrompu une conversation, je suis désolé.
– Pourquoi es-tu si agress…?
Deux flics assis côte à côte à l'arrière (un mâle et une femelle, pas moches) m'ont jeté ensemble un bref coup d'œil agacé et, ayant ainsi pu s'assurer que j'étais parfaitement négligeable, ont repris leur discussion sans plus se soucier de moi.
– Pourquoi es-tu si agressive, enfin?
– Mais je ne suis pas agressive, Thibault. Je t'aime.
Bon, ça remonte le moral, allez.
J'aurais aimé participer, me joindre à eux par quelque banalité de circonstance («Ne lui en veux pas, Thibault, elle est trop entière») pour me sentir à nouveau humain, mais je savais qu'en une seconde l'amoureux le plus ordinaire pouvait redevenir le plus ignoble des flics. Je n'aime pas le risque, je suis trouillon, je l'ai déjà dit.
J'ai regardé la cour par la vitre arrière de la fourgonnette, une cour d'une laideur affligeante, sinistre, vulgaire, mais je m'en serais bien contenté.
Perfidie est revenue s'installer en face de moi (les deux tourtereaux sous leurs képis se sont tus aussitôt) et nous sommes partis. Avec tout ça, j'avais oublié de me demander où nous allions. Et je n'ai pas eu le temps de me poser la question car je me suis aperçu que je souffrais à hurler, aïe, que les menottes étaient en train de me scier littéralement les poignets (une image pénible m'est venue à l'esprit: mes os comme les fils électriques que l'on dénude, en coupant la gaine de caoutchouc avec une pince). Celle que j'avais prise pour un ange m'avait mis aux fers comme la dernière des saletés de matonnes.
– Les menottes me font un peu mal, mademoiselle, je crois qu'elles sont trop serrées.
– Madame.
– Excusez-moi. Les menottes me font mal.
– Ah?
Adossée nonchalamment à la tôle de la fourgonnette, les épaules et le cou détendus, les jambes lourdes et lasses, la bouche molle, elle posait sur moi un de ces insupportables regards au second degré, empreints d'intérêt factice et joué pour être perçu comme tel – les sourcils haussés de manière exagérée, le visage tendu ostensiblement mais sans conviction vers son interlocuteur -, cette attitude, savamment composée, d'effort manifeste.
– Oui, vous les avez un peu trop serrées.
– Tu crois?
– (Ne me tutoie pas, ordure.) Je crois, oui, regardez.
Elle a hoché gravement la tête et s'est mordu les lèvres.
– C'est affreux. Hou. C'est sûrement parce que tu bouges. Il ne faut pas que tu remues, Sanz, plus tu remues plus ça fait mal.
– Non mais même si je ne remue pas, ça fait mal.
– Oh mon Dieu. Mon Dieu mon Dieu… C'est vrai?
– Ça vous amuse? (Halvard, tu es un homme.)
– Non, non, au contraire. Ce doit être très douloureux. Rien que de regarder, ça me fait mal. C'est de ma faute, je n'ai pas fait attention. Je suis toujours dans les nuages, tu sais.
– Ça ne vous ennuie pas de les desserrer un peu?
– Je t'avoue que si. Je suis fatiguée, là. J'espère que tu ne m'en veux pas… J'ai l'impression, quand même. Non? Remarque, je comprendrais. Je n'aimerais pas être à ta place, c'est très rouge, ça ne doit pas être agréable. Je suis vraiment désolée. Tu vois, on nous fait une mauvaise réputation, mais on n'est pas insensibles, dans la police. Le mieux c'est que tu arrêtes de remuer les mains, parce que plus tu remues plus tu auras mal. Et ça me fait de la peine.
Je n'avais plus qu'un mot en tête: SALOPE. Une fraction de seconde, je me suis vu – image appétissante – bondir bras tendus et la défigurer avec mes poings, avec le fer des menottes, lui broyer le nez, les pommettes, la bouche, sauvagement, faire gicler le sang. Elle semblait là pour ça, pour se faire détruire, pour se faire haïr, députée de l'infâme. Et puis, à la voir onctueuse et sûre de son petit pouvoir, avachie dans son arrogance, j'ai pensé que non, finalement, un autre mot lui convenait mieux: CONNASSE. Elle profitait, bonne dinde, des privilèges de la fonction – comme un cadre EDF qui ne paierait pas l'électricité et laisserait tout allumé jour et nuit. Si je rêvais quelques secondes plus tôt de lui massacrer le visage, je n'avais plus maintenant d'envie qui puisse me réconforter. Je me sentais face au vide. La grande force de la bêtise, c'est qu'on ne peut rien faire contre elle. Je n'éprouvais que du dégoût.
– Vous êtes triste à voir, vous êtes pitoyable. (HALVARD!)
Elle m'a dévisagé un instant, abasourdie, et les tourtereaux, d'un même mouvement couplé, ont fait pivoter vers moi deux faces incrédules. Elle s'est levée calmement, sa fureur toujours enrobée dans cette nonchalance affectée qu'elle semblait considérer comme un signe de puissance, elle s'est levée lentement, me faisant bien comprendre par là que «ça allait tomber». Puis elle m'a pris la tête à deux mains et vlam l'a projetée fort contre la tôle derrière. Humiliant et pas agréable au niveau du crâne, mais au moins, pour la première fois, j'avais tenté un geste de révolte. J'avais encore la fougue, à cette époque.