J'ai eu l'idée de commencer par les faibles. Je sais bien que cela ne signifie pas grand-chose, que les plus petits et les plus fragiles peuvent vous envoyer des torgnoles comme les autres, mais je me disais qu'à tout prendre, puisqu'il fallait retourner dans la forêt, mieux valait emprunter les chemins fréquentés par les malheureux, les chétifs, les vulnérables, plutôt que d'approcher directement les gros costauds dangereux qui vous tombent dessus du haut des arbres.
Une fois à l'intérieur, je verrais bien.
Je me suis glissé dans mes grosses chaussures, j'ai enfilé mon manteau, pris mon sac matelot en bandoulière et me suis engagé timidement sur le trottoir avec la ferme intention de ne m'adresser dans un premier temps qu'aux faibles. D'abord le coiffeur, tiens, histoire de conjurer le sort et de repartir sur de bonnes bases.
J'allais passer devant sa boutique, voilà ce que j'allais faire, j'allais lancer un œil nucléaire à l'intérieur pour lui laisser entendre que je n'étais peut-être pas un agneau pacifique et qu'il pourrait lui en cuire de m'avoir joué ce sale tour avec les flics, je m'arrêterais même un moment devant la vitrine sans le lâcher du regard. Et je me masserais le menton, pour le glacer d'épouvanté. Gros, vieux, fébrile, mentalement instable, l'ennemi idéal, à terrasser d'un battement de cils: parfait pour se faire la main, pour entrer dans la partie. Je lui foutrais la trouille de sa vie, à cette blatte. À nous deux, vieil homme.
Cinquante mètres avant son salon de coiffure, j'ai commencé à travailler une mine patibulaire pour bien entrer dans la peau du personnage, pour ne pas avoir l'air d'un débutant ou d'un plaisantin, pour y croire moi-même: front buté, sourcils légèrement froncés, paupières à peine tombantes, prunelles très denses, noires et glacées, mâchoires de granit, lèvres serrées, narines un peu dilatées (un rien, à peine visible, il fallait que ce soit crédible – si j'apparaissais derrière sa vitre en montrant les dents, les narines largement ouvertes et les mains en position d'étranglement, il n'y croirait pas une seconde). J'ai remué un peu la tête pour me décontracter la nuque. J'allais me régaler. Dix mètres avant le salon, j'ai ralenti. Le pas de celui qui va remplir son contrat – un pas lourd, implacable. Le type qui ne rigole pas avec le boulot: lentement, sans rien laisser au hasard. La brute. Halvard Sanz.
À cet instant, je me suis aperçu de profil dans le miroir d'une boucherie, et je dois reconnaître que ce rôle de brute que rien n'arrêtera ne m'allait pas à merveille. Les quartiers de viande suspendus aux crochets paraissaient plus inquiétants que moi – et de loin. Mais c'est peut-être parce que je me connaissais. Un œil moins familier se laisserait sans doute abuser. L'odeur qui sortait de la boucherie m'a redonné confiance en moi, fureur aux tripes, et je me suis présenté devant la vitrine du coiffeur. Marche lentement, Halv. La paupière, la paupière, un peu plus tombante. Bien. Tu as la fureur aux tripes. Tu n’as absolument rien à voir avec un agneau pacifique.
J'ai plongé mon regard à l'intérieur comme un trait de feu dans une grange à foin. Il était seul. Parfait. Assis grisâtre et misérable sur son fauteuil de coiffeur. Pitoyable. Il m'a repéré tout de suite – il n'avait que ça à faire, le pauvre, regarder dehors en attendant l'improbable client. Marche plus lentement, Halv. Foudroie-moi ce moins que rien. Son visage a changé de couleur, une lueur folle est apparue au fond de ses yeux, reflet tremblotant des pensées qui se bousculaient sous son crâne (et dont la nature ne faisait aucun doute pour moi; «Bon Dieu, se disait-il, cette mâchoire de granit, ces narines un peu dilatées… Il vient me régler mon compte!»). Mets la gomme, Halvard. Tu es la brute et lui la blatte. La fourmi, lui. Toi, le taureau.
Il était tétanisé. J'ai donc pensé que je pouvais me permettre de m'arrêter un instant et de lui faire face. Je voulais qu'il sente que la vitre qui nous séparait ne constituait qu'une membrane fragile entre nous, un dernier rempart dérisoire. La bouche entrouverte, les yeux écarquillés, il regrettait à présent jusqu'au cœur de sa triste moelle d'avoir voulu me causer du tort.
Alors que je m'apprêtais à me masser le menton comme dans mes rêves les plus fous, il s'est levé. Quoi? Je vais me masser le menton, il va se rasseoir vite fait. C'est à cet instant que je me suis rendu compte de ma méprise: ce qui brillait si vivement au fond de ses yeux n'était pas de la terreur mais de la colère. Ce vieux trou du cul n'était rongé ni par le remords ni par la crainte, il n'était pas en train de prier le ciel pour que j'épargne au moins les doigts d'or qui lui permettaient d'exercer son art – brisez-moi les côtes et les genoux si vous voulez, taureau, mais ne touchez pas à mes mains, je vous en supplie - non, il se disait: «Revoilà enfin ce morveux qui a volé ma chaîne, je vais pouvoir me faire justice moi-même, puisque la police ne sert plus à rien de nos jours.» Il s'est approché d'un pas lourd, implacable, la brute, et m'a défié derrière la porte vitrée.
Il ne comprend même pas que je suis en droit de me venger. Borné comme mille mules, il continue à me foncer dessus. Alors que non seulement je suis innocent et lui coupable (envers moi), mais en plus je suis jeune, pas trop frêle, patibulaire j'espère, et lui petit, vieux et faible. Le monde à l'envers, comme on dit. Ou sans doute le monde à l'endroit, malheureusement.
NE CHERCHEZ PAS À VOUS VENGER,
ÇA NE DONNE RIEN
Ah, nom d'un chien. Comment ce type avait-il pu deviner que j'étais un agneau pacifique? Il m'arrivait pas mal de déboires, d'accord, mais j'avais l'air si piteux que ça? Ma revanche tombait à l'eau. Alors j'ai finalement décidé de ne pas me masser le menton – ça ne rimait plus à rien – et avant qu'il n'ouvre la porte et ne me force à engager un pugilat dont les conséquences pourraient s'avérer pénibles (physiquement pour lui – car je suis sûr que si je voulais, si un jour j'allais puiser un peu dans mes réserves musculaires et nerveuses (ce que je n'ai jamais songé à faire), je pourrais me montrer redoutable – et tout le reste pour moi (nouvelle plainte au commissariat, confirmations des doutes de mes ennemis, amère déception de Biscadou)), j'ai simplement tourné la tête et continué mon petit chemin sur le trottoir – du même pas de malabar qu'en arrivant, pour ne pas me ridiculiser quand même.
Après tout, je n'avais aucune raison de rester, je n'étais pas venu pour me battre. J'étais simplement venu pour l'effrayer.
Mieux valait tirer un trait sur ces sombres événements – je ne te connais plus, coiffeur, tu peux dormir tranquille – et repartir de zéro vers un monde meilleur en pardonnant à ceux qui nous ont offensé.