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C'était une nuit de novembre, il faisait un froid épouvantable, je marchais n'importe où depuis vingt minutes éberlué, transi mais soûl de liberté, sorti de cage, comme un sauvage.

J'ai fait le point brièvement. Je laissais un mauvais moment clos derrière et revenais dans la vie ample et gaie, en prenant pleinement conscience de son ampleur et de sa gaieté. Il fallait faire attention, à présent. Non pas se replier et rester sur ses gardes, non, au contraire; mais sachant que tout peut disparaître à cause d'un vieux singe chauve et de ce mécanisme aveugle appelé «forces de l'ordre», éviter d'aller les ennuyer. J'avais deux ennemis (dont un minuscule), il me suffisait de le savoir; et si j'ôtais du monde le coiffeur et la police, j'avais encore largement de quoi m'amuser. Le coiffeur, je l'éviterais sans problème (bon, je ne pourrais certainement pas résister au plaisir de passer une fois devant sa boutique et de lui lancer un regard effrayant – car après tout il ne pouvait pas deviner que j'étais un agneau pacifique). Quant à la police, ennemie plus coriace et plus diffuse, monstre tentaculaire imprévisible, pour m'en tenir à distance – ou plutôt (car on ne s'éloigne pas de ce qui est partout) pour vivre dans les espaces libres – il suffirait que je respecte la loi, que je veille à ne pas dévaliser une banque ni séduire une mineure, et que je laisse les inconnus se faire casser la gueule sans intervenir. A priori, ça ne semblait pas sorcier.

Maintenant, le froid épouvantable me faisait plaisir, les trottoirs glissants d'eau glacée, les arbres ignobles, malingres, le béton mouillé, tout ce cauchemar d'hiver m’hébétait de plaisir. Je tournais en rond dans le quartier des Halles et grisé je me délivrais à chaque pas joyeusement de la cage. J'ai bu une bière dans un grand café, parc à beaux jeunes gens propres et fades, juste un demi vite pour me tremper un instant dans cette atmosphère de légèreté factice, un bain de filles minces et souples, de sourires, de poitrines élastiques et d'inepties lancées à voix claire. J'ai acheté Libé au kiosque de nuit pour parcourir en diagonale quelques articles au hasard, je l'ai jeté ensuite. Je me suis promené dans les allées d'un sex-shop hanté par de vieux vicieux perdus, entre des milliers de cassettes et de revues aux couvertures magnifiques, pour m'étourdir de nudité sans goût, de peau moite et de mélanges obscènes. La tête pleine de culs, je suis parti manger des frites molles au Burger King, sous les néons. Puis l'estomac plein de bouillie, j'ai traversé d'un pas lourd les jardins du Forum, avec plus que jamais l'impression d'être l'un de ces petits personnages de plomb que l'on voit posés dans les maquettes de cités idéales pour le bonheur de l'Homme, dans les bureaux d'urbanisme. Cette impression me plaisait.

Avec un sourire béat sûrement, je pensais en marchant à ce que disait, chaque année aux premiers jours de l'hiver, Catherine: «C'est l'époque des crachats gelés.»

S'il y a des crachats gelés, c'est que des hommes ont craché, même si c'est sale c'est bon signe, c'est qu'il y a de la salive, des hommes qui marchent dans les rues, où ils veulent, qui rentrent dîner chez eux ou partent boire un ballon au bar, dans le froid, crachent, des hommes partout qui marchent dans toutes les directions.

Je me souvenais d'un après-midi de printemps où j'avais été frappé par la laideur de l'humanité. Je venais d'écrire la confession d'une bouchère (avant de trouver cet emploi de traducteur, je rédigeais de fausses lettres pour de petites revues pornos (j'avais dû démissionner au bout de dix-huit mois: je ne pouvais plus m'approcher d'une fille sans avoir aussitôt l'esprit inondé d'images sirupeuses et ridicules qui me faisaient rire et me dégoûtaient, ce qui nuisait évidemment à la qualité de mon rapport sexuel avec la personne (vous vous abandonnez dans les bras d'une créature langoureuse et délicate, contre sa poitrine tendre, vous essayez de vous concentrer sur son souffle, ses cheveux, sur la douceur amoureuse du moment, mais sous vos paupières défile tout un bazar de culottes mauves et noires, de moues provocantes et grotesques, de permanentes platine, de jambes largement ouvertes, de peau collante, de bas résille et de gadgets en plastique rosâtre – et ce qui respire contre vous, juste là, ce qui vous embrasse l'oreille et vous glisse un doigt dans la bouche, devient une sorte de monstre affublé de tout ça à la fois: impossible de se laisser aller à la tendresse charnelle, ni même de la culbuter rageusement à la cosaque))), je venais donc de terminer la confession d'une bouchère qui s'était fait enfiler debout par son commis, par-derrière, en s'agrippant à un bœuf écorché pendu à un crochet («L'animal saignait sous mes ongles, contre ma joue, contre mes seins, pendant que cette brute de Fernand me lardait les entrailles»), et j'avais décidé de sortir prendre l'air pour dissiper les écœurants relents de viande rouge, de gras et de sperme qui m'envasaient l'esprit. J'étais monté dans le premier bus pour n'importe où, histoire de trouver l'oubli dans le voyage (plus sédentaire qu'une machine à laver en panne, je ne quittais quasiment jamais mon quartier). Après une demi-heure d'un trajet peu distrayant (on n'imagine pas le nombre de grosses femmes moites et de boucheries qu'on peut trouver dans Paris), j'étais descendu au hasard dans le Nord et m'étais réfugié dans le premier square venu, celui des Batignolles. Et là, assis sur un banc en plein soleil, remué encore par le clapotis du ventre flasque de ma bouchère contre le bœuf à vif, j'avais pris l'humanité en pleine poire. Ces enfants qui vagissent et galopent en tous sens, qui se tordent de rire ou de douleur pour des broutilles comme de ridicules actrices de mélos muets; ces vieilles guenons à cheveux violets, entassées en petites brochettes hargneuses sur les bancs, qui dévorent Télé 7 Jours (apprenant avec tristesse que Brenda est victime de sa passion) et maudissent la terre entière (bien entendu, je ne me rendais pas compte que, moi aussi, j'étais en train de maudire la terre entière); ces étudiantes bêtement obnubilées par leur dernière leçon (j'étais invisible?) ou bêtement pâmées dans l'adoration de quelque séducteur de préau, ces grands crétins bellâtres qui humilient tout le monde jusqu'à seize ans et finissent leurs jours assistant plombier ou sous-inspecteur de police; ces vieux introvertis qui se glissent sournoisement au cœur du parc, tout enveloppés de haine et de méfiance, un sac plastique à la main, et s'installent au milieu d'une allée, fiers de gaver de pain rassis des pigeons qui s'abattent par millions sur eux; enfin, ces grosses dindes en K-way, qui trottent et suent inlassablement autour du lac en roulant des yeux braves et pleins d'espoir, congestionnées, bourrées de crème pâtissière, et que j'imaginais sans peine étreignant un bœuf encore tiède sous les coups de boutoir d'un ex-séducteur de préau.

Mais ce soir de novembre, immergé dans cette société vive et maladroite, je me sentais bien. J'aurais embrassé tout le monde. Tout ce qui m'avait énervé au printemps m'attendrissait maintenant, ce qui m'avait écœuré m'enivrait. Une boucherie fermée où la bouchère avait oublié un magazine, Glamour; un vieux soûl qui se promenait sous un vieux parapluie; un enfant très maigre et très rapide qui a percuté un feu rouge de plein fouet; rue Saint-Denis, un Arabe assis par terre, déraciné, qui répétait à voix très basse: «Je suis député, je suis député, je suis député»; une pute enrhumée; une gamine à couettes qui trépignait de rage et de fatigue; une femme aux oreilles décollées et un homme aux oreilles décollées, laids tous les deux, qui tenaient chacun par une main une jolie petite fille blonde aux oreilles décollées; partout, des bars, des bistrots, des brasseries, des fast-foods, des restaurants, mexicains, japonais, italiens, thaïlandais, français, américains, chinois, africains, des voitures, des kiosques à journaux, des scooters, des magasins fermés aux vitrines éclairées, surtout des vêtements, des chaussures et des bijoux, des cinémas, des hôtels, des motos, des galeries d'art, des sex-shops, des vélos, des épiceries, des salles de jeu, des pharmacies.

Il m'a fallu plus d'une heure pour assimiler tout ce monde libre, et c'est au moment où je commençais à me calmer enfin qu'au milieu de ce grand cirque je suis tombé nez à nez avec une fille – Pollux Lesiak.

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