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– Alors, Albar, comment tu te sens? m'a finalement demandé celui qui avait l'air le plus con.

Je n'ai pas répondu (je m'étais souvent demandé si j'étais de la trempe de ces Sean Connery qui trouvent toujours quelque bonne plaisanterie à lancer lorsqu'ils ont un revolver sur la tempe, eh bien non). Mais j'éprouvais tout de même un certain soulagement à constater qu'ils connaissaient mon nom, ou à peu près. Mon dossier n'avait pas été égaré pendant le transfert, quelques personnes (même des serpents vicieux, tant pis) savaient encore qui j'étais et peut-être pourquoi on m'avait enfermé là.

– Est-ce que tu peux nous donner l'adresse de ton collègue, s'il te plaît? m'a gentiment demandé celui qui avait l'air le plus sournois.

– Mon collègue?

– Ouais. Ton ami Arrabal, là, a dit le Con.

– Hannibal?

– Oui, pardon. Arrabal c'est un chanteur, non? Hannibal, bon. Tu vois, que tu le connais.

– Non, je ne l'avais jamais vu avant ce soir.

– Tiens… C'est original, ça, comme système de défense.

– Dingue, a dit le Sournois. Il a de l'imagination, notre petit pote Halvard. En général, ils disent: «Oui, c'est mon meilleur ami.»

– Exact, a dit le Con. «Je le connais pas», fallait y penser. Chapeau, Albar.

– Var. Et je vous assure que je dis la vérité.

– Écoute, a dit le Sournois, tu n'as pas l'air idiot, on va discuter entre personnes sensées. On s'énerve, mais c'est un métier pénible, tu sais. On ne te veut pas de mal. On a l'air de brutes? Bon. Mais honnêtement, est-ce que tu penses qu'on peut te croire? Mets-toi à notre place, et réponds franchement.

– Oui, je… Non, d'accord, je reconnais que ce n'est peut-être pas très crédible, tout le monde doit dire la même chose.

– À la bonne heure! a dit le Con. Tu vois, qu'on peut se comprendre. Donne-nous son nom et on se quitte bons amis.

– Mais je vous ai dit que je ne le connaissais pas!

– Bien, a fait le Sournois, je pensais que tu étais intelligent, je me suis trompé. Ça peut arriver, tu vois, même à un flic. Je n'ai pas voulu admettre tout de suite que tu te foutais de notre gueule.

Là-dessus, celui qui n'avait l'air ni con ni sournois s'est levé avec peine et s'est dirigé lentement vers moi, comme s'il trouvait navrant d'être toujours obligé de faire la police. Je me demandais pourquoi il n'avait pas encore parlé, celui-là. J'aurais dû me douter que c'était la Brute: il n'avait l'air de rien d'autre.

L'heure du pugilat venait de sonner, et je n'entrevoyais que maintenant l'inutilité des précautions que j'avais prises depuis leur entrée (bien fléchi sur les jambes, fiston, lève ta garde). Je n'avais pas le droit de me protéger. Essayer d'éviter le coup de la Brute serait même une erreur tactique qui aurait pour seule conséquence d'aiguillonner ses nerfs, sans, je pense, lui faire oublier son projet initial – le cas échéant, le Sournois serait là pour le lui rappeler. Je pourrais peut-être esquiver le premier coup, le deuxième à la rigueur, mais pas plus (d'autant que j'étais terriblement fatigué, affamé, faible – et même en pleine possession de mes moyens, très vif sur jambes et enduit d'huile, j'aurais eu peu de chances d'échapper longtemps à ces trois sportifs dans ce local minuscule autour duquel quinze autres de leurs amis montaient la garde). Quant à répliquer (esquive, petit pas de retrait et crochet du gauche en contre), l'idée était un peu amusante, mais sans plus.

– Je peux te poser une question, Albar? a fait le Con.

– Hein? Oui…

Le Sournois souriait, la Brute attendait. Quelque chose semblait vivement intéresser le Con sous ma ceinture (que je n'avais toujours pas, d'ailleurs).

– Tu aimes te faire enculer? (Ils ne pensaient tous qu'à ça ou quoi?) C'est pas une proposition, rassure-toi. (C'était effectivement une bonne nouvelle.) Non, moi ça me dégoûte plutôt, les pédés. Je te pose cette question parce que si t'aimes pas ça, ça tombe mal.

Le plus sérieusement du monde, la Brute m'a pris les couilles à pleine main (qu'on me pardonne le terme, mais dans cette situation, Racine lui-même n'aurait pas dit autre chose). Il m'a guidé ainsi jusqu'au mur, la main ferme mais polie, comme on mène un aveugle à sa chaise. Ses deux petits camarades se sont approchés de nous. II m'a plaqué contre le mur, m'a attrapé par le col à deux mains et m'a littéralement soulevé de terre. Derrière, les visages du Sournois et du Con ont sensiblement changé d'expression. Surtout celui du Con:

– Si t'es pas pédé, connard, t'as vraiment pas de chance (ce n'est qu'une demi-surprise, je ne suis pas particulièrement verni en ce moment). Ce soir, on t'amène direct à Fleury (la prédiction d'Elvis se réalise, pour l'instant tout est normal), et j'aime mieux te dire que là-bas, les mecs, ils sont pas difficiles, ils prennent ce qu'ils trouvent: ils sont tous pédés (on ne me la fait pas: «certains», a dit Elvis). Un bon petit paquet de chair fraîche, ils vont pas cracher dessus, tu peux me croire. Même si t'es pas terrible. Enfin c'est un goût personnel, hein. Tu vas en prendre plein ton cul, ma grande. (Ce qui désamorçait la tension, ce qui me permettait de ne pas succomber à la détresse, c'était que la Brute qui me soulevait approuvait en silence toutes les paroles du Con, en hochant gravement la tête («Oui oui, exact, ils vont pas cracher dessus, oui oui, plein ton cul, exact»), comme un clerc bonasse qui confirme du bonnet les menaces d'un huissier.) Et si la pédale c'est pas ton genre, tant pis pour toi, Babar, faudra t'y faire. Tauras le temps d'y prendre goût, t'en fais pas. On va te laisser deux ou trois mois là-bas, et le jour du procès, tu seras devenu une vraie petite tantouze («Une vraie petite tantouze, oui oui, c'est exact»).

Quand la Brute m'a lâché, les traits de mes trois opposants ont de nouveau fondu en masques douceâtres – surtout ceux du Sournois, qui regrettait que son collègue ait cédé à la colère, car au fond il m'aimait bien, lui:

– Alors bien sûr, ce qui est toujours possible, c'est que la mémoire te revienne. L'arrestation, la garde à vue, ça peut t'avoir secoué. On va te laisser un peu de temps, essaie de te concentrer. Si tu ne retrouves pas l'adresse de ton ami, on sera obligés de te mettre trois mois à l'ombre en attendant. Ça s'appelle la préventive. C'est moche, mais c'est la loi, ce n'est pas à moi de la changer. Et puis pense aussi à lui, ton collègue, qui doit être en train de se marrer dans les bars. Et qui continuera pendant que tu moisiras à Fleury. C'est injuste, non? Écoute, réfléchis à tout ça, je repasse te voir dans un moment.

Avant de refermer la porte de la cage derrière eux, le Con s'est retourné pour me lancer:

– N'oublie pas que c'est plein de pédés, là-bas.

Ils ne sont pas repassés me voir. Je suis resté encore une éternité à divaguer dans ce trou. Je m'appelais Halvard Sanz et je flottais dans le vide.

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