Литмир - Электронная Библиотека
A
A

J'ai fait un petit essai de voix, quand même, pour être sûr. Ça n'a pas marché du tout. «Allô, Pollux? C'est Halvard.» Une catastrophe. On aurait dit un rossignol qu'on étrangle. J'ai recommencé: encore raté. Un taureau enroué. Ni trop aigu ni trop grave, essayons de trouver un juste milieu – en règle générale, je n'étais pas très doué, dans l'exercice du juste milieu. J'ai tout de même réussi à poser ma voix à mi-hauteur mais, bien que ce ne soit pas une réplique d'une très grande complexité technique dans le domaine de l'art dramatique, je parlais faux. Jean Richard dans ses plus grandes interprétations de Maigret. Elle allait se rouler par terre en m'entendant, c'était couru.

Alors j'ai décidé de me jeter dans le vide sans filet. Il est des moments dans la vie où il faut savoir prendre des risques inconsidérés, si l'on veut réussir quelque chose de grand. Je me suis fixé Le Vaillant Petit Tailleur comme point de mire et j'ai composé le numéro de Pollux en entier. Je ne suis pas un calculateur, je ne suis pas un épicier, je fonce. Ça sonnait. J'étais suspendu au-dessus du vide. Ça sonnait. Je ne respirais plus. Caracas me regardait d'un oeil inquiet. Ça sonnait. Plus aucune de mes fonctions vitales ne répondait. Tout au fond de mon cerveau, un vaillant petit neurone a tout de même réussi à prendre une décision: je me baserais sur le principe du jeu radiophonique. S'ils raccrochaient au bout de la quatrième sonnerie, à la radio, ce n'était pas pour rien. Ils avaient dû faire des études spéciales sur les habitudes décrochatoires des Français. A quatre, ça signifie clairement qu'il est inutile d'insister. Pourvu qu'elle ne réponde pas. Pitié, pitié. Je rappellerai une autre fois, à tête reposée. Normalement je suis bien dans ma peau, mais là, je ne sais pas ce qui se passe, je me sens chose, ce serait bête de gâcher notre premier rendez-vous téléphonique à cause d'une indisposition passagère. Plus qu'une sonnerie. Je pourrais même raccrocher maintenant, elle n'habite sûrement pas dans un château. Non, elle n'est pas là. Et puis à la radio, ils disent quatre pour être bien sûrs, mais…

– Allô?

Qu'est-ce que c'est que ce bruit? Qui a parlé?

Elle sortait de sa douche.

Je l'imaginais ruisselante, comme le jour de notre première rencontre. Et peut-être nue. Près du téléphone. J'étais très ému.

Nous n'avons pas discuté longtemps, car elle avait froid (nue, j'en mettrais ma tête à couper). Elle semblait aussi intimidée que moi (peut-être parce qu'elle était toute nue, c'est gênant), ce qui m'a fortement déconcerté (heureusement que je n'avais rien prévu de spécial à dire, sinon j'aurais perdu tous mes moyens). Comment pouvais-je impressionner cette fille, moi? Ou alors c'était le froid qui lui faisait trembler la voix… (Souvenons-nous qu'elle était probablement nue.) Je lui ai demandé timidement si on pouvait se voir un de ces jours et elle m'a répondu timidement que oui d'accord. J'ai proposé dimanche soir (le jour de mon anniversaire), elle ne pouvait pas, lundi soir, lundi c'était très bien, mais si ça ne m'ennuyait pas elle préférait le matin. Pardon? Oui, elle trouvait que ce serait amusant, le matin, on prendrait le petit déjeuner ensemble, ce serait autre chose. (Ah oui, ce serait autre chose, oui. Je n'étais déjà pas très à l'aise quand je dînais avec une fille, il fallait que je me concentre pendant tout l'après-midi et que je boive trois ou quatre verres pendant le repas pour me sentir au meilleur de ma puissance séductrice, alors là, n'y pensons même pas fugitivement – si j'apportais une bouteille de vin rouge au petit déjeuner pour me décoincer, ce ne serait pas naturel.) Elle m'a dit que ce serait mieux, d'autre part, car elle pressentait toujours que j'avais une idée derrière la tête (oh! elle se souvient de nos premiers mots!): il était sans doute plus sage de ne pas tenter le diable en nous côtoyant trop près de la nuit (oh! cette phrase, la manière dont elle la prononce, c'est exactement comme si elle me murmurait à l'oreille: «Fais-moi tout ce que tu voudras»!). (Je me liquéfiais littéralement sur mon fauteuil.) Et puis comme ça, on pourrait passer toute une journée ensemble (oh! comme elle a raison, quelle perspective délicieuse!). Même si je paniquais d'avance à l'idée de ce rendez-vous matinal, j'ai dû me contenir pour ne pas hurler «Oui, avec plaisir!» (dit en hurlant, ça ne doit pas bien rendre, d'ailleurs – je me suis tellement contenu qu'elle a sans doute eu l'impression que j'acceptais du bout des lèvres, en pensant à autre chose, pour éviter les complications d'un refus). Comment une créature pareille pouvait-elle me proposer de passer une journée entière avec elle? Comment pouvait-elle nourrir ne serait-ce qu'un soupçon d'intérêt pour moi? Mystérieuse nature.

Après avoir raccroché, je suis resté immobile près du téléphone pendant une minute. Je pensais à elle. Elle venait de raccrocher son téléphone, elle aussi. Elle le fixait pendant quelques secondes, peut-être. Toute nue, encore mouillée, elle allait chercher une cigarette sur la table du salon. Elle l'allumait distraitement, en regardant le toit des immeubles par la fenêtre. Elle pensait à moi.

67
{"b":"88855","o":1}