Je n'ai pas arrêté de fermer l'œil de la nuit, mais sans pouvoir trouver le sommeil. Des centaines de milliers de camions énormes passaient devant la fenêtre, allant vers le port ou en revenant. Pollux dormait, aussi paisible et fraîche qu'une princesse dans un conte. Ses petits ronflements de jeune fille.
Le mardi, nous avons fui Ouistreham dès que possible et sommes remontés jusqu'à Étretat, le point de rendez-vous des amoureux et des suicidaires. Nous n'en parlions pas mais, depuis jeudi, nous étions poussés par l'envie de faire comme tout le monde. Près des fameuses falaises, je n'ai pas pu résister: je suis allé acheter un appareil photo jetable et dès que nous avons croisé un homme seul à l'air suffisamment pitoyable, je lui ai demandé de nous prendre en photo. Infâme, je jubilais. L'ivresse cruelle de la revanche. En plus, cet abruti ne nous a même pas coupé la tête.
Nous avons passé la nuit dans un hôtel «modeste mais confortable». Je n'avais pas dormi depuis l'année précédente et Morphée le Terrible m'a donné un puissant coup de gourdin sur la tête pendant que Pollux la Douce buccalisait savamment ma vigueur douteuse. Il avait dû m'arriver de faire preuve de plus de tact dans des situations de ce genre. Mais après tout, Pollux n'était pas un animal, elle pouvait comprendre.
Le lendemain, mercredi, nous nous sommes dirigés vers Veules-les-Roses, dernière étape de notre voyage, en jouant à «Qui suis-je?» dans la voiture (j'ai mis trois quarts d'heure à deviner qu'elle était Barabbas). Sur le bord de la route, nous avons aperçu une pelleteuse Poclain abandonnée au milieu d'un chantier, déployant tristement sa longue trompe métallique vers la mer. Catherine (qui avait des photos de poclains sur tous ses murs) m'avait appris à aimer ces créatures rouges, lentes et gracieuses, qui creusent la terre sans effort apparent, puis pivotent majestueusement sur elles-mêmes, flegmatiques, en balançant leur trompe articulée avec l'élégance, la nonchalance et la dignité d'une vieille négresse qui sème des graines dans un champ, pour aller déposer la terre derrière elles, ou dans le camion, d'un geste souple et ample. Je me suis garé sur le bord de la route pour la montrer à Pollux. Sa silhouette fière et grave, pleine de douleur stoïque et de patience, se découpait sur le fond plombé de la mer et du ciel. Elle semblait penser: «Je suis lasse. Tant de peine alourdit mon cœur que pour survivre je me meurs. L'impuissance et la souffrance silencieuse seront mon seul réconfort, ma seule liberté. L'inertie sera ma dernière force. Non, sans rire. J'en ai marre de fouiller la terre.» Seule et oubliée de tous, elle tendait vainement sa trompe vers l'horizon, semblant rêver d'aller creuser l'inaccessible. Mais résignée, lucide et sans espoir. Plus belle qu'un vieil éléphant solitaire qui reprend des forces sur la rive d'un grand lac au crépuscule avant de se mettre en route pour son dernier voyage. Pollux l'a contemplée pendant un long moment sans rien dire, puis elle s'est tournée et a déclaré avec un sourire:
– C'est beau.
Qu'on ne vienne pas me dire que nous ne sommes pas «faits l'un pour l'autre», ou le coup va partir tout seul.
À Veules-les-Roses, nous avons pris une chambre près de la mer, à l'hôtel Napoléon – dirigé par l'étrange Madeleine, une Galloise provocatrice, marrante et désabusée, qui avait traversé à peu près tous les pays du monde avant de venir s'installer ici avec mari, fille et fils. Accueillie un peu fraîchement par les Cauchois (gentils mais prudents), qui regardaient toujours d'un œil sévère les enfants de la perfide Albion, elle avait donné à son hôtel le nom de l'empereur par simple goût de la provocation). L'après-midi, nous sommes allés nous promener le long de la mer, comme presque chaque jour. Pollux m'a fait remarquer que plusieurs personnes seules et emmitouflées rêvassaient assises sur le long muret, face à la mer, séparées chacune par quelques dizaines de mètres. La mer est sans doute propice à la méditation, à l'introspection. On s'y plonge, on s'y fond, et puisque rien n'accroche le regard, moins encore que lorsqu'on fixe ses propres yeux dans un miroir, c'est peut-être comme si l'on plongeait en soi-même. Je n'en sais rien, je n'ai pas essayé – depuis que j'avais retrouvé Pollux, je n'avais certainement pas envie de perdre du temps à réfléchir. Elle m'a fait remarquer que ces gens arboraient exactement la même expression que ceux que l'on voit dans le métro. (Ceux qui reprochent aux passagers du métro de «tirer la tronche» m'ont toujours amusé. Cet acharnement à vouloir faire sourire tout le monde cache quelque chose. C'est stupide, surtout. Se sont-ils déjà demandé ce qu'ils ressentiraient s'ils entraient dans un wagon de métro rempli de gens qui sourient en regardant dans le vide? Ce serait terrifiant.)
Après une promenade enivrante sur les falaises (le couple léger et confiant au-dessus de la mer, au-dessus de l'avenir vaste) durant laquelle je suis tombé dans la boue (les Clarks, pour la boue, ce n'est pas bon), après une longue marche dans le vent, nous sommes rentrés à l'hôtel, où le jeune cuisinier de Madeleine nous a préparé un excellent dîner. Dehors, un ouragan semblait se préparer. La pluie battait contre les baies vitrées de la véranda, le vent sifflait autour de l'hôtel comme s'il voulait l'abattre. Nous avons bu un ou deux whiskies au bar avec Madeleine, qui nous a raconté les trois ans qu'elle avait passés au Caire, puis nous sommes montés dans notre chambre. Pollux paraissait un peu cafardeuse. J'ai pensé qu'elle allait me parler du sac lourd qu'elle devait porter, mais elle est seulement restée debout quelques instants face à la fenêtre, les bras croisés, les jambes croisées, le buste légèrement penché en arrière. J’étais allongé sur le lit, je la voyais de dos, je me demandais comment elle parvenait à garder son équilibre. Pour ne pas avoir l'air de l'attendre comme un animal qui brûle d'honorer sa bourgeoise, j'ai ouvert le seul livre que j'avais emporté, un polar de Manchette. Elle est partie se brosser les dents. Je me suis levé pour savoir ce qu'on voyait de la fenêtre. Rien. L'obscurité et l'impression de tempête. Je me suis déshabillé, curieusement mal à l'aise. Elle est revenue, les lèvres encore humides. Elle s'est déshabillée en me souriant, elle s'est glissée sous les draps, et on a nique dans la tempête.
Jeudi après-midi, nous sommes retournés sur Paris, par Fontaine-le-Dun, Yerville, Pavilly, Rouen et l'autoroute, la porte de Saint-Cloud, le périphérique, Montparnasse. Je l'ai déposée devant chez elle, rue Vavin. Nous ne nous étions pas éloignés de plus de cinq ou six mètres l'un de l'autre depuis une semaine, il était peut-être temps de souffler un peu (hormis celle de Noël, ce serait la première nuit que nous ne passerions pas ensemble depuis plus de deux semaines). Et cela nous permettrait de ranger cette semaine en Normandie dans une boîte à part. J'ai attendu qu'elle compose son code pour enclencher la première. Elle s'est retournée pour me faire un petit signe de la main – le même que lorsque son métro était entré en station, sur le mauvais quai -, elle a incliné la tête, puis s'est engouffrée dans l'entrée de l'immeuble.