Je voyais la jambe gauche de Pollux Lesiak, le pied, la cheville, le mollet, le genou, je voyais la cuisse de Pollux Lesiak. Je voyais la courbe d'un sein. Allez, pouce. Vercingétorix des sens, j'ai jeté mon bouclier aux pieds de l'arrogante ceinture en éponge. Non, je n'allais pas me refuser plus longtemps. Prends possession de moi, luxure, puisque tu as su faire courber l'échiné à ma vertu. (Ma vertu n'était qu'un calcul de séducteur à la manque, mais personne n'est censé le savoir.) Depuis un moment, je sentais sur moi le regard réprobateur d'Oscar, je pensais qu'il me poussait à résister, à rester scotché sur le divan pour favoriser le lancement romantique de notre histoire unique en son genre. Qu'est-ce qui me prenait, moi qui me trompais sans cesse sur les intentions des êtres de chair et de sang, de vouloir deviner celles d'un ange? En un éclair, j'ai réalisé l'ampleur de ma méprise: bien loin de m'encourager à garder mes distances, Oscar contrôlait la ceinture. Une ceinture ne se défait pas toute seule, comment n'y avais-je pas songé plus tôt? Aucun doute, je devais y voir la patte de l'ange. Et puisqu'il était mon ange, qu'il n'agissait donc que pour mon bien, je devais céder. Aussitôt, j'ai retourné ma veste et la ceinture est devenue mon alliée. Vas-y, maintenant, lâche-toi! Desserre-toi! (Chassez le pithécanthrope, il revient au galop – à travers la brousse, les yeux exorbités.)
Je fais le malin, mais je fondais littéralement devant cette femme simple (inutile de préciser qu'elle ne prenait pas de poses langoureuses, qu'elle ne battait pas des paupières, qu'elle n'écartait pas progressivement les jambes: elle restait absolument simple). Je n'avais pas seulement envie de coucher avec elle, c'était presque un détail: en la voyant, j'avais envie de me fondre en elle, de m'associer à elle, physiquement, comme un fantôme qui rejoint un corps mortel, comme une diapositive que l'on superpose à une autre.
Elle commençait à donner des signes de fatigue, réels ou feints. Elle se frottait les yeux, s'allongeait plus confortablement, se massait la nuque. Attention. À 2: 26 au radioréveil, elle m'a dit qu'elle était fatiguée, qu'elle se couchait, et m'a demandé:
– Tu viens?
Ce n'était pas une proposition timide. Ce n'était pas non plus une incitation à la débauche, au parfum de trottoir. C'était juste une question. Comme si je dormais ici depuis plusieurs mois. Comme si je m'attardais devant la télé. Ou comme si nous avions déjà abordé le sujet pendant le repas («Bon, alors c'est entendu: vers 2 h 30, on baise. J'étais sûr qu'on allait s'entendre. Je te ressers un peu de riz?»). J'ai toujours été estomaqué par l'aisance des femmes dans cet exercice, par l'insouciance et la spontanéité dont elles font preuve lorsqu'il s’agit de passer à la chose. Ça m'abasourdit et m'abasourdira jusqu'à la fin de mes jours. À croire qu'elles ont fait ça toute leur vie. L'homme est naturel dans le domaine du foot, de la voiture ou de la politique, la femme est, entre autres, naturelle dans le domaine de la chose. Du sexe, allez, disons le mot. Tant pis, la vérité est à ce prix. Du SEXE. C'est la femme qui veille sur la flamme du SEXE. Elle l'a en elle. Elle l'entretient. Elle la connaît. Elle n'en a pas peur. C'est pourquoi toutes les femmes sont plus portées sur la chose que les hommes. Sur le SEXE. Nous autres, les mâles, nous sommes très patauds quand le moment vient de proposer l'assemblage des corps: soit nous nous montrons obscènes et gras («Je t'en mets un coup?»), soit nous bafouillons jusqu'à nous entortiller la langue – et la femme ne saisit pas le sens de notre proposition («Mblogr ptron srunt?» (moi, souvent)). (Une situation inconcevable (sauf si l'homme est un rustre dégoulinant): l'homme invite une femme qu'il ne connaît quasiment pas à dîner chez lui, après le repas il se lève pour aller prendre une douche, il revient en peignoir, s'étend langoureusement sur le lit tandis que la femme reste assise sur le divan, laisse négligemment bâiller son peignoir, et au bout d'un moment dit d'un ton détaché: «Tu viens?») (Moi, en tout cas, je ne pourrais pas.) C'est trop ambigu pour nous, le SEXE. Les femmes, elles ont ça dans le sang.
Je me suis levé du divan, à l'aise comme une momie. J'étais sur le point de louper une bonne occasion de me singulariser, mais tant pis. H fallait simplement que j'évite de penser aux dix autres qui s'étaient ainsi levés du divan ces derniers mois, dans l'univers envahissant de l'hypothèse. Voilà, je n'y pense plus.
Les quatre pas qui me séparaient du lit ont sans doute été les plus empruntés de l'histoire de la marche. À avancer ainsi vers elle allongée, j'avais l'impression d’aller au charbon. Heureusement, Pollux a eu la bonté, la présence d'esprit, la délicatesse de ne pas me fixer des yeux pendant mon approche – elle a tourné la tête vers la table de chevet et le radioréveil, l'air de se demander ce que pouvait bien faire là cet appareil noir avec de gros chiffres rouges. L'être parfait.
Arrivé près du lit, je n'avais plus d'idée pour la suite. Les trois mètres étaient franchis, très bien, mais maintenant? Elle me regardait – elle ne pouvait pas non plus feindre de s'intéresser au radioréveil pendant dix minutes -, elle me regardait et semblait attendre quelque chose de ma part, mais quoi? Je dois réfléchir vite, ce n'est pas le moment de me tromper.
Je me déshabille? Il faudrait. Elle est presque couchée, en peignoir, je ne peux pas m'allonger tout habillé près d'elle, les bras le long du corps. Mais si je me déshabille maintenant, ça ne fait pas un peu vicelard?
Je m'assieds sur le bord du lit? Et puis? Il faudra qu'elle reformule sa question autrement («Est-ce que tu viens, finalement?»). Mais quoi, alors? Je me laisse tomber sur elle, lourd de passion? Seigneur. Oscar? Si je fais le mauvais choix, je peux tout perdre. Je ne sais qu'une chose: dans quelques instants, une fois que j'aurai résolu le problème de l'accès au lit, je vais devoir me montrer magistral en amour. Ou au minimum: à la hauteur. Non, il ne faut pas que je pense à ça. Surtout pas. Ça peut m'être fatal. Ne pas penser à ça. N'empêche, si ça ne se passe pas très bien, ça risque d'entamer les chances de survie de notre couple. Être à la hauteur, tout de même. Ne surtout pas penser à ça. On sait bien que c'est rarement prodigieux, la première fois. N'empêche. Ne pas partir battu. C'est mieux si c'est prodigieux. Je vais essayer de faire parler la foudre.
J'étais toujours en train de réfléchir au moyen le plus raffiné de la rejoindre sur le lit (en attendant, pris au dépourvu et manquant d'imagination, j'étudiais à mon tour le radioréveil en plissant le front et en me massant les reins – pour lui faire croire que j'étais un peu fourbu et donc plongé dans une profonde rêverie sur la beauté inaccessible de ce 2: 27), quand elle m'a pris la main et m’a attiré vers elle.
(Ensuite, je me suis laissé entraîner. C'était pas mal. C’était bien. C'était incroyable. Cette nuit, pour en avoir un aperçu, il faut imaginer les mille et une nuits, la libération de Paris, la piste aux étoiles, la messe de Noël, le Carnaval de Venise, les feux de l'amour, la symphonie Pastorale, l'île au trésor et le manège enchanté réunis dans une même pièce et concentrés en deux heures.
Dès que l'aube s'est levée derrière les grandes fenêtres, je me suis glissé hors du lit et me suis rhabillé. Je craignais de m'endormir. Et de passer ensuite la matinée avec elle. De déborder. Je voulais pouvoir mettre le jour et la nuit qui venaient de s'écouler dans une boîte à part, avant qu'ils ne se diluent dans le reste du temps. J'avais besoin d'être seul, maintenant. J'avais envie d'être seul, pour pousser des cris d'allégresse.
Je lui ai laissé un mot sur la table basse. (J'avais d'abord écrit un petit texte sincère, gavé d'amour rosé, mais c'était si sirupeux, si mielleux qu'elle aurait probablement sucré son café avec. Je m'en suis donc tenu à un message très simple, dans lequel je lui expliquais que je devais passer au journal à 9 h 30, que je n'avais pas voulu la réveiller, que, pardon, j'avais regardé fixement ses fesses pendant dix minutes (c'était vrai, ça), que je n'avais pas vécu les pires vingt-quatre heures de ma vie (ce n'était pas faux non plus), qu'elle ressemblait à une petite fille quand elle dormait, qu'elle pouvait m'appeler quand elle voulait, et que je l'appellerais moi-même quand je voudrais, c'est-à-dire à 14 h 30.) Je l'ai regardée avant de sortir, nue et brune, sur le ventre, la couette à mi-cuisses, une main à plat sur le drap, à ma place, et l'autre près de la bouche. J'ai laissé mes yeux sur ses reins creux et lisses, sur son dos étroit, et je suis sorti en refermant très doucement la porte.
La rue Vavin s'éveillait grise et froide autour de moi, claire, étrangère. Les immeubles me semblaient majestueux et tranquilles, les fenêtres émouvantes, les premiers passants aimables. Je respirais l'air frais et humide à pleins poumons, je me sentais délicieusement anonyme, en vacances, dans un monde sans problèmes dans un quartier qui ne me connaissait pas. J'avais l'impression de me promener dans une rue de Moscou, de Damas ou de Prague. J'aurais voulu écarter les bras et parler à ce quartier, prononcer à haute voix des phrases banales et stupides. («Ah, quel bonheur. Qu'est-ce qu’on est bien, ici.») Je marchais euphorique dans la grisaille, la fraîcheur, la nouveauté. Pour profiter de cette sensation de tourisme matinal, je me suis acheté un journal, je me suis installé dans une brasserie près de la baie vitrée et j'ai commandé un café et un croissant.