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J'ai refermé la porte derrière moi. J'ai rangé les Lotus au-dessus des toilettes, à côté de toutes sortes de produits ménagers, d'une pile de vieilles revues et de boîtes de tampons de différentes marques. La salle de bains était assez spacieuse, claire et vieillotte – elle paraissait décolorée (une sensation de fleurs séchées, même s'il n'y en avait pas). Un endroit agréable. Une baignoire sur pieds. Au bord, un flacon de shampooing pour cheveux secs ou abîmés, une bouteille d'Obao bleu marine, un gel douche pour peaux délicates et sensibles. À côté, sur un tabouret, deux serviettes pliées, vert sombre. Au-dessus du lavabo, un grand miroir au tain défraîchi. Sur la tablette, des flacons, des tubes, des crèmes, des boîtes, divers cosmétiques, des cotons-tiges, un doseur Signal, une brosse à dents bleue dans un verre, une pince à épiler, un coupe-ongles avec la tour Eiffel dessus, du Doliprane, du Spasfon, du Rhinofébral, de la vitamine C, des somnifères doux et du Lexomil. Au-dessus de la baignoire, une culotte blanche toute seule sur le séchoir. (Je n'ai pas pu m'empêcher de la prendre, de la regarder, de la toucher, de la remettre en place au millimètre près, un peu plus par là, un pli ici, voilà, parfait, elle n'y verra que du feu.) Accrochés derrière la porte, un tee-shirt, un caleçon (d'homme, je crois), un pull troué, une grande serviette, un peignoir blanc.

Quand je suis ressorti, elle m'attendait assise.

Ensuite, nous avons joué – à tout ce qui nous passait par la tête.

Je ne m'étais pas senti aussi bien avec quelqu'un, aussi libre et normal, depuis mes concours de grimaces dans la cour de l'école primaire Henri-Wallon avec ma fiancée de l'époque (Marguerite). (Et d'ailleurs, ces concours de grimaces n'existaient que dans mes rêves passionnés: ma fiancée de l'époque, Marguerite, n'a sans doute pas posé plus d'une ou deux fois les yeux sur moi – elle était au dernier rang de la classe, moi au deuxième. Elle ne savait pas que j'existais mais, pour lui prouver mon amour, je faisais exprès de penser à n'importe quoi quand les autres lisaient, et je suivais avec mon doigt lorsque c'était son tour.)

Les gros chiffres rouges du radioréveil indiquaient 1:14 quand elle ma annoncé qu'elle allait prendre une douche. J'ai mis trois ou quatre secondes à réaliser, car elle avait parlé avec autant de naturel et de simplicité que si elle m'avait dit: «Je vais chercher des allumettes» ou «Je vais faire pipi.» Il fallait absolument que je parvienne à articuler quelque chose en réponse, je ne pouvais pas me contenter de la regarder fixement et de hocher la tête à la Bogart.

Moi – Oui, je t'en prie.

(Moyen.)

Elle – On a marché toute la journée, ça me fera du bien.

(C'est seulement le lendemain que je me suis aperçu qu'elle avait utilisé la même technique que moi pour l'appétit – la marche mène à tout.)

Moi – Oui, comme tu dis.

(Pas fameux.)

Elle – Tu pourras en prendre une après, si tu veux.

(Tu n'aurais pas une idée derrière la tête, toi, par hasard?)

Moi – O.K., merci.

(Lamentable.)

Quand elle a refermé la porte de la salle de bains, j'étais à quelques battements à peine de l'arrêt cardiaque. Sa décontraction me terrifiait. J'étais figé, muet, domine, embarrassé, comme ces pauvres types que je démolis dans les ascenseurs. (Mais j'étais chez elle, on se connaissait à peine, il y a des limites, ici je ne pouvais pas prendre les devants et par conséquent l'avantage – «Tu m'excuses, Pollux, je vais me doucher, parce qu'on a beaucoup marché. Où est la salle de bains?») Bon, quelle que soit la gravité de la situation, il faut rester calme et élaborer un plan de manœuvre. Tel que c'était parti, elle pouvait fort bien ressortir de là à demi nue (mais sans en avoir l'air, en tee-shirt et en caleçon, par exemple – je la savais délicate et retenue, et ne l'imaginais pas un quart de seconde ressortir de la salle de bains toute nue, la bouche entrouverte, l'œil brillant, les narines frémissantes, prête et offerte, dégageant une forte odeur de gel intime). Elle n'allait pas remettre des vêtements avec lesquels elle avait marché toute la journée, non? Alors que pourrait-il se passer, lorsqu'elle reviendrait presque nue, toute propre et toute molle? Il ne fallait surtout pas que je bondisse sur elle comme le pithécanthrope. À aucun prix. Malgré le désir qui rend fou. Non, je dois la faire attendre, l'affamer, je dois me débrouiller pour qu'elle brûle d'impatience, afin de la mener par le bout du nez. Et puis tout le monde sait, même le novice ou le simplet, que la femme souhaite qu'on l'apprécie également pour ce qu'elle a dans la tête. Si je dis «Ma chérie, enfin, depuis le temps que j'attendais ce moment!» dès qu'elle a ouvert la porte, ou si je vais me glisser dans le lit maintenant, la couette bien remontée jusqu'au menton, je suis le dernier des derniers. À mon avis, ce serait même encore plus malin de ma part de ne pas céder à ses avances ce soir. Oui. J'ai lu dans un magazine féminin qu'ils sont de plus en plus rares, les hommes qui ne cèdent pas tout de suite. Il paraît que les femmes commencent à se lasser de voir les hommes déboutonner leur pantalon dès qu'elles claquent des doigts. Qu'est-ce que ce doit être, la vie d'une jolie fille? Elle sort dans la rue, elle croise un homme, elle sait que si elle lui dit: «Je voudrais coucher avec vous, monsieur», il s'évanouit, puis se redresse comme un diable pour tourner la tête de tous côtés à la recherche d'un hôtel. Ce n'est pas comme nous les hommes. Je peux essayer de susurrer à l'oreille de dix passantes que je voudrais bien coucher avec elles, je remonterai chez moi tout seul, en haussant les épaules. Alors bien sûr, nous, quand l'une d'elles est d'accord le premier soir, on ne fait pas trop de manières, c'est normal, ça nous change. Mais elles? Elle? Sur dix hommes qui ont franchi la porte de cet appartement et à qui elle a fait le coup de la douche – c'est une hypothèse de travail -, dix se sont retrouvés entre ses pattes dans l'heure suivante. (Dans l'univers éthéré de l'hypothèse, rappelons-le, à des années-lumière de toute réalité.) Nous nous sommes embrassés toute la journée comme de vrais amoureux, Pollux et moi, ce serait une suite plausible, il n'y aurait rien à redire, c'est vrai, mais n'oublions jamais: séduire, c'est surprendre. Si je me refuse à elle ce soir – sans la repousser, attention, tout est dans la nuance -, je me singularise et double ainsi mes chances de conquérir son cœur. C'est une autre de ces lois de la nature indiscutables. Prenons Caroline, par exemple, il y a quelques années. Bien. À cette époque-là comme ensuite, toutes les filles ne relevaient pas leur jupe dès que je claquais des doigts, mais sur celles qui acceptaient de venir boire un dernier verre chez moi à quatre heures du matin, j'avais quand même un bon pourcentage de réussite. Elle, elle était venue. C'était dans la poche, normalement. À cinq heures, elle s'était mise à la fenêtre. Je m'étais approché derrière elle, je l'avais prise dans mes bras, je l'avais embrassée dans le cou, j'avais posé mes mains sur ses hanches, puis sur ses fesses… Bon. Elle m'avait laissé faire un moment, en poussant même un petit gémissement de temps en temps, puis elle s'était retournée et m'avait annoncé qu'il valait mieux qu'elle rentre. J'avais frôlé la chute pantoise. Je lui en voulais un peu, bien sûr, mais après son départ je n'ai plus pense qu'à elle pendant deux jours, sans arrêt, une obsession jusqu'à notre rendez-vous suivant. Elle m'avait ferré. Et pas une seconde je ne l'ai considérée comme une allumeuse. (C'est important. Elle avait soigné le travail sur la nuance.) Si un homme peut réagir à ce genre d'astuce, que ressentira UNE FEMME? Une jolie femme. Si je pousse de petits gémissements et que je m'en aille? Elle restera tétanisée de désir et de stupéfaction admirative pendant plusieurs heures après mon départ, à tous les coups. C'est décidé, je dois me refuser.

Voilà, la porte s'ouvre. Il va falloir que je me refuse, à présent. Ce n'est pas gagné.

L'éternel féminin est sorti de la salle de bains dans un nuage de vapeur. En peignoir. (Comme je l'avais prédit: à demi nue mais sans en avoir l'air.) Les traits étonnamment lumineux. Rosé pâle. Les cheveux humides, noirs et brillants, comme lors de notre première rencontre, comme lorsqu'elle avait répondu au téléphone, et maintenant quelques minutes avant notre première étreinte. (Non!) Sous le peignoir croisé, serré à la taille, je devinais ses seins avec autant de précision et de plaisir anticipé qu'on devine un fauteuil luxueux et confortable sous un drap blanc dans un manoir du Périgord. Ses pieds étaient encore mouillés. Elle n'avait plus une trace de maquillage sur le visage. Elle souriait. Pourtant j'en avais vu, des trucs, dans ma vie, mais alors là.

– Ça fait du bien. Tu veux y aller?

– Euh… Non, ça va, merci.

Elle s'est assise sur le lit – presque allongée – et nous nous sommes remis à discuter. Je ne savais plus trop où j'habitais – si, ici. Je ne pensais qu'à lutter de toutes mes forces contre mon instinct de pithécanthrope. Je sentais la présence d'Oscar, confusément au-dessus de moi, je priais pour qu'il intervienne en ma faveur – impossible de tenir le coup tout seul: s'il la laissait claquer des doigts ne serait-ce qu'une fois (et pas fort), je foncerais sur elle comme un bolide, quitte à me casser la figure en m’emmêlant les pieds dans le pantalon que je baisserais en même temps (je suis un mandrill vulgaire et libidineux, je ne me fais plus aucune illusion à ce sujet). Nous parlons bien décontractés mais la bagarre fait rage derrière mon front paisible. Conscient de ma faiblesse, je me disais confusément que chaque minute supplémentaire de conversation devait être considérée comme une minute gagnée, une minute pendant laquelle elle se rendait compte que j'appréciais aussi ce qu'elle avait dans la tête. Je crois honnêtement que Pollux ne faisait pas exprès de pulvériser un à un mes derniers bastions de résistance, elle était simplement allongée sur son lit et discutait avec moi, personne ne pouvait rien lui reprocher de ce côté-là. Celle qui y mettait du sien, en revanche, c'était la ceinture de son peignoir. L'éponge, il n'y a rien de plus traître. C'est vivant, l'éponge, paraît-il. Ça ne m'étonne pas. Elle se relâchait, elle se relâchait. Pollux la resserrait bien de temps en temps, distraitement, mais elle était sans doute trop absorbée par notre discussion (qui tournait autour de l'existence d'Homère ou de la confiture de myrtilles, je ne saurais pas le dire) pour se rendre compte du drame atroce qui se jouait sous mes yeux. La ceinture en éponge me regardait d'un œil vicieux, et pfft, se relâchait d'un centimètre. Et je ne pouvais rien contre elle! Vaincu sans avoir pu lutter. Qu'aurait pensé Pollux si je m'étais levé pour resserrer sa ceinture d'un coup sec en ricanant dans ma barbe?

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