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IV

Pour Tom, cependant, se déroula une fois de plus une aventure dont les raisons profondes lui étaient indiscernables, mais que sa répétition, fréquente déjà dans le passé, avait fini par rendre familière.

Sylvain était parti, le laissant seul dans cette maison aux odeurs vaguement connues, et où Tom se rappelait être déjà venu quelquefois.

Tom était dans une grande cage en planches, fermée par une porte à claire-voie. Il savait qu’il devrait attendre longtemps, avant qu’on lui rendît la liberté. Mais l’expérience lui avait aussi enseigné qu’il était inutile de gémir, et qu’on ne viendrait pas le délivrer avant la nuit.

Par habitude, il gratta un moment les planches de son chenil, flaira les interstices, chercha du bout du nez les effluves qu’avaient laissés dans la cage d’autres chiens, enfermés là avant lui. Et puis, philosophe, pour oublier la faim qui lui irritait l’estomac, il prit le parti de s’endormir. Aussi bien, il se souvenait qu’on le laissait jeûner, ces jours-là.

Longtemps après – il faisait nuit -, des gens entrèrent dans la cour. À la façon dont un homme s’approchait de sa cage, Tom comprit qu’il venait le délivrer. Il étouffa donc le grondement qui, déjà, roulait dans sa gorge. C’était défendu. Et, la porte ouverte, il sortit de bonne grâce, il appuya le bout de son nez sur la jambe de l’homme, et analysa longuement son odeur. Inconnu, cet étranger. Mais il ne paraissait pas avoir d’intention hostile. Il flattait Tom de la main, lui grattait amicalement le dessous du menton. Sa voix articulait des bruits. Il tapait de ses doigts contre sa cuisse, faisait des signes d’appel. Tom le suivit, entra derrière lui dans une pièce où était une femme avec son enfant. La femme parut avoir peur, ce que Tom n’aimait pas. Il se méfiait des gens qui se sauvent, et, d’instinct, désirait les poursuivre. Mais l’homme parlait, et la femme ne disait plus rien. Même, elle se rapprocha de la bête, et la caressa, sans trop de hardiesse toutefois. Elle voulut lui donner du sucre, que Tom eût croqué volontiers, bien que son appétit lui fît plutôt désirer de la chair. Mais l’homme intervint encore, et interdit à la femme de donner même le sucre. Il avait tiré une toile grise d’une armoire, l’ouvrait, y entassait à coups de poing une herbe sèche, à senteur malodorante.

«Combien lui en met-on? demandait la femme.

– Dix-huit kilos.

– Dix-huit kilos! Et il saura porter tout ça?

– Il en porterait bien vingt-cinq, je pense, un gaillard comme ça. Je me demande où il va les chercher, ce sacré César.»

Tom attendait, allait flairer le dessous de la porte, et renifler fortement les senteurs de cette région qu’il ne connaissait pas. L’homme, pendant ce temps, avait fini de «blatter» son sac. Il le souleva, s’approcha de Tom:

«Doucement, l’ami», dit-il.

Tom, sachant ce qu’on lui voulait, s’arc-bouta sur ses pattes, reçut sans fléchir la lourde charge sur son dos. Et l’homme l’y attacha solidement, passant les sangles sous le ventre et devant le poitrail. La masse n’était pas équilibrée, une courroie gênait Tom. Il se coucha, il refusa de bouger, sachant par expérience qu’il ne pourrait courir ainsi, qu’il allait s’écorcher la peau tout de suite.

«Qu’est-ce qu’il fait? s’inquiéta la femme.

– C’est rien, dit l’homme, Sylvain m’a expliqué.»

Il détendit un peu les sangles, remonta la masse plus haut sur le garrot. Et Tom, cette fois, se leva, alla vers la porte, la gratta du bout de sa griffe. La femme ouvrit. Et Tom fut dehors, dans la nuit.

Il ne s’y retrouvait plus, dans ce pays neuf. Tout lui était hostile. Il ne partait plus, il leva les yeux vers l’homme et la femme, qui, sur le seuil, le regardaient. S’ils avaient voulu, il serait bien resté là, dans cette maison où il faisait clair et chaud.

«Pauvre bête, dit la femme.

– Psch! Psch!» fit l’homme, levant la main comme pour le frapper.

Tom comprit tout de suite, s’éloigna d’un bond en grondant.

Déjà d’ailleurs quelque chose s’émouvait en lui. Aucun de ses sens habituels, ni l’ouïe, ni l’odorat, mais un instinct obscur, quelque chose comme l’influence magnétique qui oriente l’aiguille aimantée. Il se leva, s’éloigna, fit quelques pas, revint. Il retrouvait sa voie, maintenant. Il savait quelle était la direction du retour.

«Qu’est-ce qu’il cherche? interrogea la femme.

– Sa route. Mais ça y est. Il s’y reconnaît, maintenant.»

Un moment, les marchands regardèrent Tom qui s’en allait. Et quand il se fut enfoncé dans la nuit, ils rentrèrent dans leur maison.

Tom courait bon train. La campagne était plongée dans les ténèbres. Pas de clair de lune. Mais Tom y voyait tout de même. Il suivait d’ailleurs un sentier de terre qui filait droit vers la France. À chaque foulée, Tom sentait devenir plus puissante la force mystérieuse qui le guidait. Et, allègre, ses dix-huit kilos sur l’échine, il filait à bonne allure, d’un trot allongé, régulier, soutenu, laissant derrière lui, à intervalles égaux, de légers panaches de vapeur qu’exhalait sa respiration. Il passait, grande ombre grise, déformée par l’énorme ballot qui bossuait son dos. Et dans le silence nocturne s’entendait seulement le frôlement pressé et rythmé de ses pattes sur le sol. Il n’y avait personne, la campagne était déserte, vide, emplie d’un calme pesant. Et dans la nuit, Tom voyait, bien qu’il fît sombre, s’allonger au milieu de la solitude l’étroit chemin sablonneux. Pas un arbre, pas un bosquet, pas un buisson. Une majesté tranquille imprégnait cette terre.

Tom, après avoir couru un bon moment, arriva devant un ruisseau. Le chemin, là, tournait à angle droit, longeait le rivelet, vers le pont le plus proche, sans doute. Mais Tom, par expérience, savait qu’il fallait se méfier des ponts. On y rencontrait souvent des hommes aux intentions suspectes. Tom s’arrêta donc une minute, flaira le vent, et, quittant le sentier, longea le ruisseau vers la droite, cherchant un gué. À vide, il eût sans hésitation franchi l’obstacle à la nage. Mais avec son paquetage sur le dos, il ne l’osait pas. Il avait failli mourir, une fois, pour s’y être risqué. Et, sorti de la rivière par un miracle d’énergie, il n’était encore rentré à la maison de son maître que très peu avant l’aube, épuisé, écrasé sous une masse énorme de tabac mouillé et ruisselant.

Il fit cinq cents mètres. Il trouva un passage, s’y engagea prudemment. L’eau lui mouilla les pattes, les jarrets, le ventre. Il n’avançait plus qu’avec lenteur, prêt à rebrousser chemin s’il sentait que son ballot trempait dans l’eau. Mais sous lui, le sol remontait. Tom atteignit l’autre rive sans difficulté. Et là, il se secoua vigoureusement, et se remit en route.

Mais il n’y avait plus de sentier. Tom devait suivre maintenant d’étroits passages, des bandes d’herbe, les rives bosselées de ruisseaux limitant les champs. Derrière lui, brusquement, la lune se montra, entre deux nuages noirs déchiquetés par une rafale. Et Tom, dès lors, instinctivement, se baissa, se fit plus bas et plus long, se coula d’une allure féline le long des blés et des avoines. Une fois, il s’arrêta encore, il leva la tête par-dessus les tiges d’avoine, il regarda au loin l’immensité des champs, qui, sous la lune, s’éclairaient d’une pâleur spectrale d’au-delà. Et il vit au milieu de ce désert plat et morne, très loin encore, vers la ligne sombre des dunes qui, à droite, fermaient l’horizon, la silhouette d’un homme qui attendait.

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