Tom fit un long circuit, contourna l’homme, à deux cents mètres de distance, de façon à être sous le vent. Il sut alors qu’il y avait un chien avec l’homme. Et cela lui inspira de la méfiance. Son expérience lui rappelait que ces gens-là, qui attendent, la nuit, avec des armes et des chiens, sont à craindre et à éviter.
Lentement, Tom se coula dans les blés. Il se fit plus petit encore, rasant la terre de son ventre, écartant du bout de son nez les chaumes, ondulant, s’insinuant, faisant à peine frémir les tiges autour de lui. Dans cette mer ondoyante de verdure, il glissait comme un navire, sans bruit, sans heurt…
Mais brusquement, son nez, qui fendait comme une épave l’épaisseur des blés, trouva devant lui le vide. Il était arrivé à la limite des champs. Plus loin, il n’y avait plus qu’une lande nue, pelée, à peine tachée, çà et là, d’une plaque d’herbe courte et roussâtre.
Tom hésita une minute. Il avait à sa droite les dunes, et plus loin la mer. Il eût aimé atteindre cette zone sûre, où les collines de sable le cacheraient. Mais avant, il fallait traverser la campagne dénudée, sous les yeux du douanier. Tom, dans son intelligence de bête, méditait sur ces choses, quand brusquement le chien du douanier le flaira. Tom comprit tout de suite qu’il était éventé. Le chien là-bas, avait levé la tête, pointé les oreilles, humé le vent. Et il grogna, il leva les yeux vers son maître.
«Va, Dick!» cria l’homme.
Et, suivi de loin par le douanier, Dick s’élança, avec la rage d’une bête méchante enfin libérée, vers l’ennemi deviné.
Tom eut peur. Il rentra dans le champ, se tapit, essaya de se dissimuler. Mais il était découvert. D’un seul bond, Dick plongeait dans les blés, et là, se dressait sur les pattes de derrière pour retrouver la place où se cachait l’ennemi. Tom comprit qu’il lui fallait accepter le combat. Il se releva, se campa d’aplomb sur ses fortes pattes, endurcies par son rude métier. Et, sans même qu’il le voulût, le poil de son échine se hérissa, ses babines se relevèrent, il fut prêt pour la bataille.
L’ennemi arrivait. Ils furent face à face, hésitèrent, tournèrent en rond, l’un autour de l’autre. Et brutalement, Dick se décida, se lança, les crocs en avant. Il happa le vide. Tom s’était dérobé, glissait de côté, et, au passage, en tournant brusquement la tête, déchirait longuement le flanc de l’adversaire. Dick hurla de rage. Et d’une volte-face, il fit de nouveau front à Tom, avant que celui-ci eût pu le happer à la gorge. Et là-bas, le douanier accourait. Alors Tom fit demi-tour et se sauva, sachant que, si l’homme arrivait à portée, tout était fini. L’adversaire, enragé de voir sa proie s’enfuir, s’élança par-derrière, lui sauta sur l’échine, essaya de lui enfoncer ses canines dans l’épaule. Mais l’énorme sac de tabac protégeait Tom. Dick ne trouvait pas de prise, sur cet amas inconsistant, que ses mâchoires mordaient vainement. Tom, pendant ce temps, l’entraînait plus loin dans le champ de blé. Et quand il jugea être assez loin du maître, sans un grondement, sans un avertissement, il ralentit sa course et planta, de côté, ses crocs dans la gorge de son ennemi.
Ils roulèrent par terre, mêlés en une bagarre furieuse. Dick étouffait, se débattait, avec la fureur de se sentir mourir. Il se tordait, donnait de terribles secousses. Tom, entravé par son ballot, manquait de souplesse, tardait à se remettre sur pied quand un heurt le jetait sur le dos. Et Dick put se libérer. Ce fut alors une mêlée confuse, Tom dessous, Dick dessus, lui mordant le ventre, lui arrachant des lambeaux de peau. Ils grondaient sauvagement, soufflaient, râlaient. Jusqu’au moment où Tom put happer la patte de devant de l’ennemi, un peu au-dessous de l’épaule. Sous ses molaires, l’os fléchit avec un long craquement de bois sec, et cassa net.
Dick s’arrêta, cessa de mordre, hurla une plainte qui traîna sinistrement avant de s’éteindre. Tom, déjà, était debout, et filait dans les blés. Il atteignit de nouveau la zone dénudée, la lande stérile où le douanier accourait. Il vit l’homme s’arrêter, il sut ce qu’il allait faire. Et il allongea encore ses bonds, il se lança en avant avec de prodigieuses détentes des jarrets. Il y eut un coup de feu. Quelque chose frappa rudement Tom, au milieu d’un bond sauvage, le fit rouler par terre. Mais il ne sentait rien. La balle avait seulement traversé l’épais matelas de tabac qu’il portait sur le dos. Et, tout de suite relevé, il repartit, il atteignit les premiers vallonnements des dunes; là, il ne courut plus, il s’arrêta derrière un buisson maigre qui croissait sur le sable, et il regarda. Il vit le douanier qui s’approchait de son chien. La bête mutilée hurlait toujours. Un second coup de feu. Les hurlements cessèrent.
Tant que la lune ne fut pas de nouveau cachée par un nuage, Tom attendit. Puis une ombre immense courut sur l’étendue déserte. Un nuage passait. Et Tom, alors, quitta sa cachette, et s’enfonça dans les dunes.
Il courut longtemps encore. Il escaladait des collines, descendait en des replis aux pentes raides, remontait, découvrait pour un instant la houle morte et illimitée des dunes, puis plongeait de nouveau. Il frôlait des buissons d’épines, courait dans l’herbe sèche que le vent agitait de frissons rudes.
Son flair infaillible lui indiqua un nouveau douanier, un peu plus loin. Pour l’éviter, il dut se rapprocher de la mer. Et dès lors, il suivit la grève, il courut inlassablement sur le sable mouillé, ferme sous ses pattes, où la marée montante déposait en bruissant des paquets d’écume sale. Un vent violent soufflait. Au ciel d’un étrange bleu pur des nuages fuyaient, masses tourmentées à travers lesquelles brillait une lune froide. Elle frangeait d’argent la crête des vagues, elle plaquait d’étonnants contrastes de lumière et d’ombre sur les dunes, inondait la grève sans fin d’un rayonnement blafard, qui pâlissait le sable jaune. Et là, suivant la ligne du flot, projetant sur le sol une ombre nette et vigoureuse, Tom allongeait inlassablement son pas régulier et rapide, trottait vite et sans effort, soufflant à peine, capable d’aller ainsi des heures et des heures, avec la même aisance. Autour de lui, emplissant l’espace, le vent passait, avec un chant monotone et soutenu. Et dans les intervalles de silence, on n’entendait plus que la basse profonde et majestueuse des vagues, qui du plus loin de la haute mer accouraient, pressées et régulières, pleines d’une puissance formidable et contenue. Elles semblaient toutes converger vers Tom, elles venaient mollement mourir à ses pieds, sur la grève, et parfois lui léchaient doucement les pattes, avec un frémissement d’eau mousseuse.
Vers le milieu de la nuit, Tom, à travers les dunes, regagnait la maison de son maître. Et «déblatté», délivré de ses dix-huit kilos de tabac de contrebande, il avalait avec un appétit joyeux une énorme platée de chair de cheval et de son, avant de s’en aller dormir.