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«Allez», dit-il.

Lourges n’avait pas bougé. Il s’était solidement campé sur ses fortes jambes, et, massif, les mains ouvertes pour l’empoignade, attendait. Il savait que s’il pouvait étreindre Sylvain sous les côtes, il avait gagné. Personne ne résistait à l’effroyable constriction de ses bras herculéens.

Mais la tactique de son adversaire le dérouta. Sylvain s’était baissé, il ouvrit les bras, il se jeta, tête basse, sur Lourges. Le douanier, instinctivement, se pencha en avant, durcissant les muscles abdominaux pour supporter le choc. Et il essaya d’empoigner l’adversaire. Mais Sylvain, le dos arrondi, la tête passée sous le bras gauche de l’autre, n’offrait aucune prise. Et il passa son bras, il ceintura Lourges, il l’arracha de terre, irrésistiblement. Lourges voulut se raidir. Il était trop tard. Sylvain se laissait aller sur lui. Et, sous son adversaire, Lourges tomba sur le dos, lourdement, du poids de ses quatre-vingt-dix-sept kilos.

Une clameur monta.

«Et voilà, dit Sylvain, déjà relevé, et qui soufflait violemment.

– Rien à dire, constata l’arbitre, c’est du franc jeu.»

Lourges, pesamment, se relevait à son tour. Il se sentait tout ébranlé, après cette lourde chute. Il eût aimé recommencer. Mais il était comme disloqué, sans force. Il lui faudrait se reposer trois ou quatre jours, avant de retrouver son équilibre.

Les deux lutteurs se rhabillaient. César exultait, proposait des paris invraisemblables aux policiers un peu déçus que la lutte se fût si vite achevée.

«Sans rancune», dit Sylvain à Lourges, avant de s’en aller. Et il lui tendait la main. Lourges la prit.

«Sans rancune», dit-il.

Mais son regard évitait celui de son vainqueur.

César et Sylvain sortirent, prirent leur vélo dans le couloir, derrière le café. Et, à pied, tenant leur bicyclette par le guidon, ils s’en furent avec Germaine. César, surexcité, ne tarissait pas. Sylvain, lui, se taisait, soucieux. Et Germaine, reconquise, se pressait amoureusement contre son homme, en sondant autour d’elle l’inquiétante obscurité des rues.

VII

La seconde fois que Sylvain aida César à monter Tom en Belgique, ce fut encore un mardi. Sylvain en fut content. C’était ce jour-là qu’il avait, la première fois, découvert ce vieux cabaret pittoresque dont le souvenir était resté marqué profondément dans sa mémoire. Et, superstitieusement, il espérait retrouver seule encore la jeune fille de l’autre jour. L’oncle et la tante seraient peut-être de nouveau partis pour Fumes.

Une fois Tom enfermé dans le chenil du marchand de tabac, Sylvain reprit donc le chemin qui rejoignait le canal de Dunkerque. Il marcha bon pas sur la route. Et bientôt, il retrouvait, avec une émotion joyeuse, le cadre singulier et verdoyant de la vieille auberge.

Il comprit alors pourquoi, bien qu’il eût maintes fois suivi ce chemin, il n’avait jamais été frappé de l’attrait du site. D’ordinaire, il ne prenait par la grand-route que pour partir en Belgique. Il avait fallu le hasard de sa promenade, l’autre jour, pour qu’il fît cette route à rebours. Et ce n’était que dans ce sens qu’on pouvait découvrir l’auberge. Dans l’autre sens, elle ne s’apercevait pas, on ne distinguait là qu’un bouquet d’arbres confus. On devait être averti pour deviner qu’il y avait dans ce bosquet la trace d’une ancienne grand-route et les restes d’un vieux pont.

«J’aurais très bien pu, sans le hasard, ne jamais entrer là», pensa le jeune homme.

Et cette idée l’attristant, il la chassa.

Sylvain fit encore deux ou trois cents mètres vers Dunkerque. Il trouva le nouveau pont, le franchit, tourna à droite, et par un petit chemin atteignit les derrières du cabaret. Il y avait là une haie de sureau qui limitait cet ermitage. Une porte à claire-voie était aménagée au milieu. Sylvain s’en approcha, vit qu’elle n’était fermée que par un loquet. Il le souleva, poussa la porte et, hardiment, entra dans le jardin.

«Je finirai toujours par retrouver la façade», pensait-il.

Il suivit une allée centrale, bordée de poiriers taillés en pyramide. Le long des allées transversales s’alignaient des rangées de groseilliers au beau feuillage vert tendre. Tout le jardin était découpé en plates-bandes assez mal tenues. Au milieu, penché vers le sol, un vieil homme ramassait des mauvaises herbes.

«Hé là!» appela Sylvain.

Mais le vieillard ne se retourna pas.

Sylvain continua sa route. Il atteignit un amas assez confus de bâtiments agglomérés un peu au hasard, les uns contre les autres. Il reconnut que ce devaient être les derrières de l’auberge. Mais cet ensemble était noyé dans un fouillis de végétation exubérante, un enchevêtrement de framboisiers incultes, retournés lentement à l’état sauvage, et qui montaient irrésistiblement à l’assaut de la vieille maison. Plus loin, vus par-dessus le haut toit de tuiles rouges, les arbres de l’ancienne grand-route montaient, très grands, rapetissant sous l’épanouissement vigoureux de leurs frondaisons l’auberge qu’ils semblaient abriter.

Ces arbres puissants et massifs, Sylvain les reconnut aussitôt avec certitude, avant tout le reste. Il avança encore, il contourna les bâtiments. Et il se retrouva enfin sur l’espèce de placette ombragée qui formait terrasse devant l’auberge. Il alla s’asseoir à la même place que la première fois. Et, sans impatience, il attendit, emplissant ses yeux de toute cette verdure, retrouvant, avec un bonheur singulier dans l’âme, les souvenirs, les émotions discrètes et pleines de charme de sa première visite.

Sur le plancher du cabaret, un pas sonna. Sylvain ne se retournait pas, attendait.

Et soudain, il vit devant lui une petite vieille femme aux cheveux tout blancs, au visage rouge mais frais, aux yeux noirs et vifs, qui le regardait.

«Vous désirez, monsieur? demanda-t-elle.

– Un verre de bière, madame.»

La vieille femme disparut. Sylvain, un peu déçu, devina que c’était là la fameuse tante.

«Je suis entré par-derrière, madame, dit-il quand elle lui apporta sa chope. Je ne trouvais plus mon chemin. Et j’ai vu un vieil homme, qui ne m’a pas entendu.»

La vieille femme eut un sourire.

«C’est mon mari. Il est sourd. Et moi, je ne vois plus clair. Nous sommes bien ensemble, vous voyez.

– Il a l’air âgé.

– Passé quatre-vingts. Et moi bientôt, à deux ans près.

– Ça n’a pas l’air de vous gêner beaucoup. Je pense même que vous feriez encore une meilleure commerçante que votre nièce.

– Ça, oui, rit la vieille femme, qui devait être terriblement bavarde, et paraissait tout heureuse d’avoir quelqu’un avec qui causer. Elle n’a rien d’une cabaretière. Mais pourquoi dites-vous ça?

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