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– Ça va, ça va, fais pas la morale, dit César. Ça ne te regarde pas. C’est affaire aux hommes.»

Louise leva les yeux au ciel, mais n’osa plus rien dire. C’était une brave femme, qui craignait les gendarmes. Elle sentait bien que, dans ces débats, Germaine, ancienne fille au passé agité, ne lui donnait pas raison. Germaine était plus familiarisée avec la justice. Et la fraude rapportait à Sylvain des bénéfices dont elle profitait trop pour les voir disparaître sans regret.

Le soir arrivait, assombrissait déjà la petite cuisine. César alluma une cigarette encore, et son allumette jeta un reflet pourpre, qui fit ensuite paraître l’ombre plus dense. Et il se leva.

«Allez, Louise, en route. Il est temps pour le souper.»

Ils sortirent. On entendit claquer, juste à côté, la porte de leur maison.

«Ils ne t’ont pas reconnu? demanda alors Germaine.

– Qui? Les noirs? Non. Même si j’avais dû laisser mon vélo, tu sais bien que j’ai toujours une fausse plaque.

– Et ton bras?

– Ça va.

– Tu pourras aller, demain?

– Oui, oui.»

Tranquillisée, Germaine ne dit plus rien.

Sylvain n’aimait pas parler. Elle devait s’arranger pour résumer en peu de mots ce qu’elle avait à lui dire. Elle lâcha son raccommodage, se leva pour préparer le repas du soir. Et Sylvain alla à la porte, ouvrit le battant du haut pour faire entrer le reste du jour qui traînait encore sur la campagne. Il s’accouda sur l’appui; il regarda au-dehors la tristesse de cette lande sablonneuse, de ce ciel d’un vert clair, où passait un vent vif, qui chassait devant lui des traînées de nuages étirés, et frangés de rouge. Et il découvrait dans cette désolation de terre stérile, dans la pâleur de ce ciel vide et froid quelque chose de tragique, qui, sans qu’il sût pourquoi, lui faisait songer à sa destinée…

II

Quand Sylvain, le lendemain à midi, arriva chez son ami, il trouva César en maillot blanc, occupé à boxer, dans sa cuisine, avec le grand Jules, l’agent de police.

Un gentil garçon, ce Jules. Il demeurait trois maisons plus loin. Et bien qu’il connût le trafic suspect de César et de Sylvain, il était cependant demeuré leur ami. César et lui s’étaient liés d’amitié par un commun amour de la boxe et des sports. Jules avait pratiqué le «noble art», dans sa jeunesse, en amateur. Et César, quand il était repris par une de ses crises d’entraînement, allait régulièrement le chercher pour quelques rounds.

Grand, massif, raide de torse et de membres, totalement dépourvu de souplesse et d’agilité, le grand Jules, grâce à son poids et à sa résistance, finissait toujours cependant par mettre hors de combat son camarade César, plus vieux, et fatigué surtout par une vie déréglée. César en rageait, trouvait chaque fois des excuses à sa défaite, affirmait qu’il prendrait sa revanche la fois d’après. Si grande était son humiliation, qu’il lui arrivait, après ces rudes leçons, de se remettre à l’entraînement, de vouloir à toute force retrouver «sa forme». Et, pendant quelques jours, on le voyait, tôt le matin, courir sur la route, tenter des quatre cents et des huit cents mètres, soulever des poids de fonte, sauter à la corde, et lancer de longs bâtons en guise de javelots. Il ne buvait plus que de l’eau, il ne fumait plus. Sa femme en était émerveillée et ravie.

Mais cela ne durait jamais. César, malgré son entêtement, sentait vite qu’il était trop tard, qu’on ne ressuscite pas une machine encrassée, rouillée par les noces et le dérèglement. Il n’avait plus de souffle. Son cœur palpitait désespérément dans sa poitrine après cent mètres de course à pied. Des crampes et des courbatures lui faisaient craquer les membres et les jointures. Il en pleurait de rage, il s’injuriait, raillait sa propre carcasse, se traitait en dérision. Et, vaincu, il retournait à son laisser-aller veule, il faisait la noce pendant trois ou quatre jours de suite. Le César cynique et désabusé reparaissait.

Le match s’achevait. Sylvain, indifférent, regardait, assis sur une chaise, les adversaires qui s’arrêtaient, se serraient gravement la main, suivant les rites. Puis César vint vers lui, lui tendit ses poings gantés, pour que Sylvain desserrât les lacets. Il haletait, il était à bout de souffle.

«Tu ne m’as pas eu, hein, tout de même, dit-il à Jules.

– Ce sera pour la prochaine fois», répondit Jules sans s’émouvoir.

Il était placide, lui, à peine moite. Car il se donnait moins de mal que César. Tandis que le fraudeur, se rappelant les combats de sa jeunesse, essayait de retrouver ses esquives, ses feintes, son jeu de jambes, toute sa souplesse d’autrefois, Jules estimait bien inutile de se donner tant de mal à danser comme ça autour de l’adversaire, et se contentait d’attendre, solidement planté sur ses jambes, l’approche de César, pour lui allonger un bon coup de poing.

Sylvain, lui, ne boxait jamais. D’abord, Germaine n’aimait pas. Et puis, lui aussi ne voulait plus. Il avait jadis été très fort, vers vingt ans. Tout le monde, autour de lui, lui prédisait une belle carrière. Il avait de beaux combats à son actif. Il était champion du Nord, quand il avait tout lâché. Et maintenant qu’il était trop tard, il aurait eu mal au cœur de constater sa déchéance, de se rappeler l’avenir qu’il avait gâché pour suivre Germaine.

C’était elle qui l’avait détourné de sa voie. Il l’avait connue à vingt ans. Et il l’avait aimée avec passion. Il lui avait sacrifié sa force, ses espérances de célébrité, malgré les conseils et les avertissements de ses amis. Il avait pour elle renoncé à tout.

Elle s’était d’ailleurs bien conduite. Il n’avait rien à lui reprocher. Sitôt qu’entre eux les choses étaient devenues sérieuses, elle avait quitté la maison louche où elle racolait des clients. Elle avait oublié son ancienne vie, ses camarades, toute son existence de vice. Et elle s’était rangée, elle était devenue une bonne femme de ménage. Sylvain, depuis leur mariage, n’avait plus un blâme à lui adresser. Mais tout de même, quelquefois, il avait des regrets, en songeant à ce qu’il serait peut-être devenu, sans elle. Et cela le faisait souffrir, il préférait, à l’inverse de César, enterrer tous ses souvenirs.

«Alors, tu t’habilles? demanda-t-il à César.

– Oui.

– Vous allez promener? interrogea le grand Jules.

– Non, on va «monter» Tom en Belgique. Tu viens pas avec nous?» dit César, ironique.

César n’aimait pas la police. Et, bien que Jules fût son ami, le fraudeur ne perdait pas une occasion de lui faire sentir clairement son opinion sur toute la maréchaussée.

Jules, qui en avait l’habitude, ne releva pas.

«C’est un beau revenu, dit-il seulement, un chien comme ça.

– Oui, répliqua César, mais tu penses que ça ne coûte rien à acheter et à nourrir? Il mange un pain tous les jours, ce gaillard-là.»

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