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C’était une des grandes raisons de la force de Lourges, que cette audace avec laquelle il venait affronter chez eux, dans leur repaire, les apaches et les fraudeurs les plus redoutés de la police et de la douane. Mais les quartiers suspects, les maisons borgnes réputées comme des coupe-gorge, Lourges les fréquentait sans le moindre émoi.

Il avait gardé de sa jeunesse cette assurance. Car Lourges avait un passé orageux. Lui-même avait sur la conscience quelques exploits de fraude qui eussent honorablement figuré à l’actif d’un contrebandier dangereux. Il s’était assagi, il avait compris qu’il valait mieux se ranger du côté du plus fort. Et, entré finalement dans la brigade mobile, il était devenu célèbre dans le monde des fraudeurs par son invraisemblable témérité, et par la chance avec laquelle il avait su opérer plusieurs belles prises.

Cela lui était utile, maintenant, d’avoir fréquenté la pègre. Il en connaissait les mœurs et la mentalité. Il savait tous les stratagèmes, toutes les ruses de cette guérilla perpétuelle qui divise les douaniers et les contrebandiers. Et, à fréquenter les bas-fonds et les cabarets louches, il apprenait, mieux que partout ailleurs, de précieux renseignements.

Par goût, d’ailleurs, il aimait ce milieu. Cela lui rappelait sa jeunesse, les temps héroïques où il était de l’autre côté de la barricade. Et puis, il aimait les femmes. Il lui plaisait d’entrer là en maître, de leur en imposer par sa réputation, par sa hardiesse. Il s’était de la sorte créé une réputation de Don Juan, qui lui attirait à la fois de la considération et des haines sournoises.

C’était téméraire à lui, de provoquer ainsi chez eux ceux qu’il combattait. Mais tout en connaissant le danger, il le bravait avec une insouciance d’homme courageux, et qui sait pouvoir se fier à ses muscles et à son sang-froid.

Donc ce jour-là sans avoir à demander de plus amples explications, il se rendit chez le grand Fernand, qu’il connaissait de longue date comme un important maître fraudeur.

Il savait où était la maison du bonhomme: quai du Leughenaer, à deux pas du port. Le grand Fernand masquait son métier de contrebande sous le couvert d’un petit commerce de bois cassé. Il était midi, à peu près, quand Lourges, sans frapper ni sonner, pénétra par un étroit portail dans une courette noire et triste, encombrée de bois de démolition, où il fut accueilli par les aboiements étranglés et furieux d’un grand chien gris, heureusement enchaîné. Ces clameurs firent apparaître sur le seuil de la cuisine une femme d’une quarantaine d’années, au teint jaune. Lourges s’avança vers elle, très près, et tout en lui demandant: «Fernand n’est pas là?» il passait hardiment la tête à l’intérieur de la cuisine. Ce qui dispensa la femme de répondre. Car le grand Fernand était là, effectivement, occupé à vider une assiette de soupe.

«Ah!» fit-il, l’air gêné, en apercevant Lourges.

Et sans attendre une invitation, Lourges entra.

«Ça va? demanda-t-il, l’air bon enfant.

– Oui, dit l’autre, pas très à l’aise. T’avais besoin de moi?

– Oui.

– Assieds-toi.»

Lourges prit une chaise. La femme de Fernand comprit le clin d’œil que lui adressait son mari, et elle emplit une assiette de soupe pour le visiteur. Sans façon, Lourges s’attabla à côté du maître fraudeur, et se mit à manger.

«J’étais venu te demander un service, dit-il tout en vidant son assiette.

– Quoi? demanda le grand Fernand, un peu rassuré en voyant l’air paisible de son visiteur.

– Je te dirai ça plus tard. Faudrait qu’on soit tranquilles.»

Le grand Fernand regarda un instant Lourges, l’air interrogateur, de ses gros yeux marron filigranes de rouge. Il ne put rien lire sur le visage impassible du douanier… Alors, s’adressant à sa femme:

«T’as pas de courses à faire, Mélie?

– Non.

– Bon. Va chercher un litre de bière, alors.»

Et, Mélie sortie, Fernand tourna de nouveau vers Lourges son long visage maigre.

«Voilà, dit-il, on est tranquilles, maintenant. De quoi qu’il retourne?»

Lourges, qui avait fini sa soupe, repoussa son assiette, éloigna sa chaise de la table, et, se tournant vers Fernand, le regardant en face, fixement, durement:

«Eh bien, vieux, je n’irai pas par quatre chemins. Je sais que tu fais du trafic…

– Du trafic?»

Fernand avait pâli. Sous ses joues maigres, on vit se contracter les muscles de ses mâchoires. Et le pli de ses narines se pinça, devint plus blanc. Il maîtrisa son émotion, cependant. Et il demanda:

«Quel trafic? Je ne comprends pas.

– Fais pas la bête, répliqua Lourges, brutal. Tu fais de la fraude, l’ami. Pas la peine de me dire que non. J’ai qu’à faire une perquisition, et tu es dedans.

– Pas vrai», nia encore Fernand, sans assurance.

Lourges haussa les épaules.

«Je te croyais plus malin. T’es bête, de t’entêter comme ça. Tu devrais pourtant comprendre que si je voulais te chercher des puces, je ne te préviendrais pas comme je le fais, gentiment. Hein? Alors, pour quoi faire comme si tu ne comprenais pas? Ce serait si simple de me dire tout bonnement: «Oui, mon petit Lourges, je fais de la fraude, à ton service.»

– Tu te fous de moi? demanda le grand Fernand, ne comprenant pas où tendait toute cette conversation.

– Non, je suis très sérieux, au contraire. Et je n’ai pas plus de temps à perdre que toi. Toutes ces blagues-là, c’était seulement pour te dire que je connaissais tes petites affaires. On est d’accord sur ce point?

– Mettons, concéda le maître fraudeur.

– Bon, continua Lourges, sans insister davantage. Eh bien, tu n’es pas malin. Combien gagnes-tu au kilo?

– Hein? demanda Fernand, interloqué, combien je… Tu…

– Huit francs? Neuf francs? Mettons dix. Eh bien, moi, à ta place, je gagnerais bien plus que ça.

– Et comment?

– Ça t’intéresse, ça, hein? gouailla Lourges. Par les primes, parbleu. Tu vends ton tabac, honnêtement, à bon prix, payé comptant. En même temps, tu me préviens quand on vient le chercher. Et nous partageons la prime.

– Je ne mange pas de ce pain-là, Lourges», dit Fernand, en pâlissant davantage encore. Et il se leva, repoussa brusquement sa chaise. Lourges, lui, resta assis, gardant son calme ironique. Et, regardant Fernand d’en bas:

«T’as tort, Fernand, t’as tort. Il est pourtant plus facile à gagner. Mais en ce cas, tu comprends, j’ai plus de raison de te ménager, moi. Je suis encore loyal de te prévenir. Ne fais plus entrer ici un poil de tabac. Débarrasse ta maison, nettoie-la du grenier à la cave, ne garde pas une malheureuse cigarette. Parce que les perquisitions, les visites, les enquêtes et tout le barda, ça va marcher, maintenant. Et je te le dis, retiens-le, Fernand le moraliste, si tu as le malheur d’avoir dans toute ta boutique un bout de tabac gros comme ça, un mégot, une cigarette seulement, je le saurai. Et ça te coûtera cher. Tu connais Lourges, hein? Quand il veut avoir quelqu’un, il l’a. Compris?»

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