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IX

Germaine, dans la période qui suivit, alla plus fréquemment rendre visite à Mme Jeanne. Sans se l’avouer explicitement, elle espérait vaguement revoir Lourges. L’homme l’intéressait. Derrière le banal échange de paroles qu’il y avait eu entre eux, elle avait bien senti quelque chose de plus sérieux, un courant de sympathie inexprimée, mais qui ne s’en laissait pas moins deviner, pour une fille habituée à ces aventures amoureuses. Elle savait que c’est ainsi que ça commence.

Germaine aimait bien Sylvain. Il lui donnait beaucoup d’argent, il la laissait entièrement libre. Elle se serait fait scrupule de le tromper. Mais sans aller si loin, on pouvait bien, pensait-elle, amorcer une petite intrigue sans conséquence. La femme honnête qu’elle était devenue commençait à trouver fastidieuse cette longue sagesse. De bon cœur, elle avait jadis renoncé aux aventures de sa vie agitée de courtisane Elle en était fatiguée, elle avait accepté avec joie les propositions sérieuses de Sylvain. Mais maintenant que les beaux côtés de sa vie tranquille de femme mariée ne lui apparaissaient plus aussi nettement, atténués qu’ils étaient par l’habitude, elle se prenait à regretter les charmes de son existence d’autrefois, elle en oubliait les difficultés et la misère, pour ne se souvenir que de ses aspects riants. Ça lui paraissait dur, de devoir renoncer, âgée de trente ans à peine, à toutes les aventures, à tout le passionnant attrait des histoires amoureuses. Et sans vouloir tromper Sylvain, elle espérait pouvoir mener une fois encore une amourette amusante, qu’elle saurait bien empêcher d’aller trop loin.

Enfin, un après-midi, juste en entrant dans la maison de Mme Jeanne, elle rencontra Lourges, qui était arrivé là depuis une demi-heure.

Lourges aussi avait gardé de sa rencontre avec Germaine un souvenir vivace. Elle lui avait fait impression. Il la trouvait jolie femme. Et il eût aimé paraître devant elle sous son jour le plus favorable. Ses débuts, malheureusement, avaient été gâtés par cette stupide provocation, adressée imprudemment au mari, et qui avait abouti à la déconfiture du douanier. Lourges en avait gardé une solide rancune contre ce Sylvain.

D’autres incidents, dans cette soirée, la camaraderie suspecte de Sylvain avec César, et surtout cette rencontre fortuite, quelques jours après, avaient éveillé la méfiance du douanier. Il était sûr d’avoir reconnu Sylvain, sur sa bicyclette. Et l’attitude de l’homme, fuyant à toute vitesse au lieu de se soumettre à la visite, lui avait paru louche. Il commençait à penser que Sylvain pourrait bien faire le même métier que cette vieille connaissance de César. Il s’était donc mis en tête de filer ce suspect, et d’acquérir une certitude sur cette question qui commençait à le passionner. Il y mettait d’abord son amour-propre professionnel. Il eût aimé aussi faire payer à son vainqueur la défaite de l’autre jour. Enfin, ce succès, pensait-il, ne pourrait que le servir aux yeux de la belle Germaine.

Lourges avait réfléchi. Et il s’était dit que la meilleure façon d’obtenir des renseignements sur le compte de Sylvain, c’était encore de s’adresser à M. Henri, qui paraissait en excellents termes avec ses clients, mais qui ne refuserait pas à son ami Lourges, pour bien des raisons, ce petit service.

C’est ainsi que Lourges, ce jour-là, passa par la maison de Mme Jeanne.

Il eut peine, en voyant Germaine dans le café, à cacher sa satisfaction intérieure. Il resta froid, cependant, s’approcha du comptoir, et la salua avec une civilité affectée. Et, avec son coup d’œil d’homme à femmes, il comprit que Germaine était troublée et contente à la fois de le revoir.

«Ça va? demanda-t-il.

– Mais oui, dit M. Henri.

– Affaires calmes?

– Toujours, dans la journée. Mais on ne s’en plaint pas. Ça repose un peu la tête.»

Et M. Henri passa la main sur son front comme un homme accablé de souci.

«Et vous? continua-t-il. Ça gaze aussi?

– Couci-couça. Aujourd’hui, j’ai congé. Et je me suis dit: je m’en vais passer une heure chez cette brave Jeanne. C’est tout juste, on est tranquilles, on sera en famille, quoi.

– Oui, c’est une bonne idée.

– Tenez, on va boire une bouteille, tous ensemble. J’ai envie de ne pas m’embêter.

– Jeanne, cria M. Henri, va chercher une heidsieck. Du vrai, hein? On va entrer au salon, on ne sera pas rasés, s’il vient du monde.»

Germaine, pendant cette conversation, se taisait. Elle ne savait quelle attitude prendre. Lourges la regardait en parlant, semblait s’adresser à elle, mais sans qu’elle trouvât une occasion favorable pour répondre. Elle fut embarrassée quand M. Henri parla de passer au salon. Elle ne savait si l’invitation la concernait aussi. Mais Lourges la devinait. Et il osa demander:

«Madame vient avec nous, naturellement?

– Mais…

– Fais pas de manières, Germaine, dit M. Henri. Un bon verre, ça ne se refuse pas.»

Et il courut à la cuisine, il invita aussi sa femme, qui venait d’apporter le champagne de la cave. Car il aimait que Jeanne profitât de ces aubaines.

Dans la petite pièce, meublée de fauteuils rouges, d’un guéridon à dessus de marbre, et d’un piano dont Mme Jeanne était très fière, on bavarda. On plaisanta joyeusement autour de la bouteille. Lourges voulait briller, s’efforçait de paraître spirituel et délicat. M. Henri était solennel, à son habitude, Mme Jeanne toute ronde et sans façon. Quant à Germaine, il était inutile que Lourges se donnât du mal pour paraître à son avantage devant elle: elle ne l’écoutait pas. Elle se contentait de le regarder en silence. Elle, c’était par les yeux qu’elle jugeait les hommes. Assise mollement sur le canapé, le dos confortablement appuyé, la tête lasse, elle se sentait bien. Tout ce luxe sali, ces fausses splendeurs de maison de bas étage, elle n’en voyait pas la misère. Elle admirait ces choses, elle n’apercevait ni les taches des soieries, ni les éraflures des meubles, ni l’usure du tapis. Elle trouvait agréable d’être là, au milieu de cette richesse. Et tandis qu’il parlait, elle regardait Lourges. Il avait de grosses lèvres fraîches. Sa moustache épaisse barrait énergiquement son visage. À la lumière, ses cheveux teints paraissaient plus naturels. Quand il riait, il montrait de belles dents. Mme Jeanne disait que c’était un amateur de femmes. Ça se voyait. Il valait le coup, elles devaient toutes en être folles. On disait aussi qu’il était généreux, qu’il gagnait des masses d’argent.

Lourges sentait sur lui ce regard. Il croyait être écouté, et cela lui donnait plus d’assurance. Il devinait l’intérêt qu’on lui portait.

M. Henri, lui aussi, flairait bien quelque chose. Pour tout ce qui touchait à son commerce, il avait une clairvoyance étonnante. Dès la première fois, il s’était aperçu qu’entre Germaine et Lourges tendait à s’établir un de ces mystérieux courants de sympathie par quoi débutent les «affections». Aujourd’hui, la chose lui paraissait évidente. Et, avec la sûreté de prévision qu’il devait à son habitude de ces sortes de commerce, il avait immédiatement entrevu tout l’avantage qui pourrait résulter pour lui d’une petite intrigue entre Lourges et Germaine. Connaissant l’affaire, il aurait barre sur tous les deux. Il faudrait bien que Lourges se montrât aimable pour lui. Le douanier ne lui refuserait plus, à l’occasion, certains services dont M. Henri pourrait avoir besoin. C’était le grand principe de M. Henri, d’être bien avec les autorités.

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