– Merci», dit César.
Et il confia ses paquets de cigarettes à Jules «Ce n’est pas tout, dit-il encore. T’iras trouver Sylvain. Et tu lui diras de remercier le grand Fernand pour ce qu’il a fait pour moi. T’as bien compris?
– Oui.
– Ah! tu lui diras encore que je lui donne Tom. Pour ma femme, il sera trop cher à nourrir, maintenant. Et faut pas le tuer, c’est un bon chien.
– Tu sais pas pour combien t’en auras?
– Non, mon vieux. Mais j’en ai trop fait, déjà, tu comprends. Ils ne me lâcheront pas de sitôt.
– Tu vois, si tu m’avais écouté…
– Oui, ça va, ça va…»
Il tira encore son portefeuille, chercha dedans, hésita.
«Tiens, tant pis, tu lui donneras encore trente francs. Moi, là-bas, j’ai pas besoin de pèse. Je ferai des couronnes, pas vrai?»
Les deux gendarmes rirent.
«Allez, demanda l’un d’eux, t’as fini?
– C’est tout.
– Au revoir, César, dit Jules.
– Au revoir, vieux.»
Jules paya les consommations. César se leva, et, toujours entre ses deux gardiens, il s’en alla. Sur le seuil de la porte, Jules le regardait partir. Maintenant que César croyait n’être plus vu, il avait baissé la tête, et, le dos voûté, diminué, l’air bas, il paraissait petit, entre ses gardes.
«Bougre de…» chercha Jules, ne trouvant pas un terme qui conciliât son amitié et sa réprobation.
Et, le cœur serré, avec une gravité triste, il s’en fut exécuter les volontés de César, comme s’il s’était agi d’un mort.
XIII
La première pensée de Sylvain, quand il connut l’arrestation de César, fut un violent désir de vengeance. Non pas contre Lourges. Celui-là, tout comme Sylvain, faisait son métier pour gagner sa vie. Mais ce que Sylvain ne pardonnait pas, c’était le rôle du grand Fernand, le maître fraudeur. Tout de suite, en effet, Sylvain avait compris et expliqué à Jules ce que devaient signifier les paroles de César: Merci à Fernand pour ce qu’il m’a fait. Par la trahison de cet homme, Sylvain, sans un hasard extraordinaire, tombait dans les mains des douaniers. Et il ne savait s’il devait se réjouir ou s’attrister de leur avoir échappé, puisqu’à sa place il avait envoyé son meilleur camarade, le seul avec qui il eût jamais travaillé en toute confiance, le seul qui eût pour lui une réelle amitié. Et le casier judiciaire de Sylvain était encore vierge. César avait au contraire derrière lui un lourd passé, d’innombrables condamnations de toutes sortes, qui, avec un peu de malchance, pouvaient le mener jusqu’à la relégation. Pour lui, plus de sursis depuis longtemps.
Durant quatre jours entiers, Sylvain fit le guet devant la maison de Fernand. Une colère froide l’animait. S’il avait rencontré le maître fraudeur, les choses auraient sans doute mal tourné. César était tout pour Sylvain. Les objurgations de Jules, l’agent de police, ne pouvaient rien sur cette rage concentrée.
Par bonheur, Sylvain ne rencontra pas Fernand. L’homme se cachait. Sans doute, Jules, effrayé des conséquences que pourrait avoir cette dispute, et sentant que son rôle dans l’affaire pourrait lui attirer la sévérité de ses chefs, avait-il prévenu en cachette le maître fraudeur. Sylvain soupçonna cela, plus tard. Mais il n’en voulut pas à Jules, qui avait agi au mieux pour tout le monde.
Quoi qu’il en soit, après quatre jours d’attente inutile, Sylvain dut momentanément abandonner l’espoir d’avoir une explication avec le maître fraudeur. Ses ressources, à défaut de sa patience, s’épuisaient. Il fallait songer à travailler. Germaine commençait à se plaindre du vide de son tiroir.
Alors, Sylvain prit une résolution. Il en avait assez, de la fraude. Depuis longtemps, cette vie de perpétuel danger lui pesait. Ça n’était pas une existence, de vivre ainsi, traqué, comme un bandit, au milieu des autres, si paisibles, si tranquilles à l’abri de la légalité. Fatalement, il se ferait prendre un jour. Ne valait-il pas mieux arrêter tout de suite, pendant qu’il en était encore temps?
À côté, la promesse faite à Pascaline le préoccupait. «J’essaierai», avait-il dit. L’occasion était bonne. Maintenant ou jamais. Et sans l’avouer, il sentait en lui l’espoir, la volonté d’un rachat. Comment? Il ne le savait pas. Il ne voulait pas formuler les problèmes insolubles que soulevait cette espérance. Il y avait le passé, il y avait Germaine, qui l’attachait à son ancienne vie. Mais il se refusait à y penser. «On peut toujours recommencer», avait dit Pascaline. Et il ne voulait pas voir au-delà. Il voulait faire un effort loyal, total, que ne diminuât aucune pensée de doute.
Il chercha du travail. Il trouva un emploi de docker, pour une maison de déchargement de navires. Sa force lui permettait d’envisager ce métier, redoutable pour un homme moins robuste. Il en avait vu de plus dures, quand il filait à travers champs avec un énorme colis de tabac sur le dos.
Comme il est de tradition, pendant les premiers jours, ses camarades de travail l’essayèrent. On lui laissa le plus mauvais ouvrage. On dévora la besogne à un rythme accéléré. On essaya de le soûler, pour le voir ensuite mollir sur ses jambes, et défaillir devant l’ouvrage. Sylvain supporta tout, travail, charges écrasantes, courses de vitesse, petits verres, avec l’indifférence d’une robustesse inlassable. Et il fut dès lors admis dans la redoutable confédération des débardeurs.
Il gagnait beaucoup d’argent. Moins, naturellement, qu’au temps de la fraude, mais bien assez pour vivre à l’aise et mettre de l’argent de côté. Il donnait trois cents francs chaque semaine à Germaine. Le surplus, il le gardait pour se constituer un pécule. À quoi cela lui servirait-il? Il ne le savait pas. Cela faisait seulement partie de son programme.
Le métier avait un second avantage: c’était de laisser de nombreux loisirs. Il n’y avait pas toujours des navires à décharger. Et puis, le soir, on s’arrangeait pour finir de bonne heure. On aimait mieux travailler le matin très tôt, quand la chaleur est moins accablante.
Cela convenait à Sylvain. Sitôt qu’il avait fini, qu’il avait devant lui quelques heures de liberté, il se lavait soigneusement, passait un veston propre, et, à vélo, filait jusqu’à Furnes.
Germaine, quand avait commencé cette nouvelle vie, n’avait guère montré d’enthousiasme. Trois cents francs par semaine, c’était beau, sans doute. Bien des femmes s’en seraient contentées. Mais ça n’était tout de même pas suffisant pour mener la vie facile à laquelle elle était accoutumée. Et d’ailleurs, depuis un certain temps, Germaine, avec l’intuition infaillible des femmes, devinait un changement profond chez Sylvain.
C’était vrai. Sylvain devait se l’avouer lui-même, il n’éprouvait plus devant sa femme les mêmes sentiments qu’autrefois. Longtemps il avait cru, il avait même dû réellement aimer Germaine. Il était tout jeune encore quand il l’avait rencontrée. Elle l’avait déniaisé. Elle avait été son initiatrice. Et les liens puissants de la chair l’avaient attaché à elle. À part de rares débauches en compagnie de camarades, elle avait été sa seule expérience amoureuse. Et, longtemps, il lui avait été reconnaissant des joies qu’ils avaient goûtées ensemble. C’est pour cela qu’il avait voulu, dès qu’entre eux s’était formé cet attachement, la voir quitter la maison infâme de Mme Jeanne.