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Un moment, il hésita. Devait-il se montrer ouvertement? Ne risquait-il pas ainsi de tout compromettre? Il le pensa. Il se laissa de nouveau descendre le long du talus, et, toujours caché, il se rapprocha de l’auberge.

Au-dessus de lui, tout à coup, il entendit un murmure de voix. Il se crut découvert, ne bougea plus, attendant ce qui allait arriver.

La rumeur continuait. Il leva la tête. Il ne vit rien qu’une haie courte, dominant la berge du canal. Et des mots lui parvenaient, il reconnut la voix de Sylvain.

Alors, par de lents mouvements, une reptation silencieuse, il monta de nouveau jusqu’au haut du talus. Il atteignit la haie, put s’y cramponner et s’y cacher. Et tout près de lui, il vit, dans le jardin, lui tournant le dos, le contrebandier qui parlait avec une jeune fille. Sylvain tenait, pendante au bout de son poing, la hache avec laquelle il cassait du bois, l’instant d’auparavant. Et il parlait, sa voix vibrait d’émotion.

«Oui, c’est dur, expliquait-il. Mais il le faut, hein? Et j’en ai vu de pires.

– C’est dans le commerce?

– Oui, à peu près. Mais je n’en resterai pas là. Je veux arriver plus vite…

– Vous êtes impatient…

– Oui. Pas pour moi. Moi, je suis heureux, vous savez, comme maintenant. Je ne demande rien de plus. Ça me semblerait très joli, si ça durait toujours comme ça. Mais ce n’est pas possible… Pourtant, en le voulant bien… Un jour, tout changera, allez.»

Lourges espérait une question de la jeune fille qui éluciderait le mystère de cette conversation. Mais la jeune fille paraissait comprendre, ou bien craindre d’interroger. Elle se taisait, elle regardait à ses pieds, l’air songeur, les fleurs jaunes qui poussaient dans l’herbe de l’allée. Quant à Sylvain, il avait lâché sa hache, il se croisait et se frottait les doigts, nerveusement.

«Il ne faut pas tant d’argent, pour vivre, reprit-il.

– Ici, nous ne dépensons pas beaucoup. Mais ce n’est pas grand, non plus.

– Il ne me faudrait pas davantage. Une maison et un petit jardin comme celui-ci, et je parie de devenir aussi vieux que votre oncle.»

La jeune fille rit. Et Sylvain eut aussi un sourire.

Dans son coin, Lourges commençait à comprendre. Il se fatiguait, dans sa position incommode, mais il se passionnait pour cette conversation. Malgré la lassitude de son bras, il restait cramponné à la haie de sureau. Et il concentrait toute son attention pour mieux entendre le murmure léger de voix qui lui parvenait.

«Ça ne doit pas être bien long à gagner, quand on est modeste, continua la jeune fille.

– Non. Mais il faut si peu de choses pour tout démolir… J’ai peur d’un malheur, chaque fois que je reviens ici…

– Pourquoi? Quel malheur?

– Tiens, je ne sais pas. Mais il n’y a rien à faire, hein? Il faut attendre. Avec le temps, on arrange tout. Et s’il arrivait quelque chose, en tout cas…

– Quelle chose?

– On ne sait jamais… des histoires…

– Eh bien?

– Eh bien, il ne faudrait pas m’en vouloir, voyez-vous…

– Pourquoi vous en voudrais-je?

– Je sais, il n’y a pas de raison… Mais quelquefois… En tout cas, je serais bien content, alors, si j’étais sûr que vous diriez que j’avais tout de même fait mon possible. Hein?

– Je le vois bien que vous vous donnez du mal.

– Oui. Alors, vous ne m’en voudriez pas?

– Je ne vous en voudrai jamais.

– Merci. Comme ça, je serai plus tranquille.»

Lourges avait deviné. Il jugea inutile d’espionner davantage Sylvain, et de compromettre peut-être toute son expédition en se faisant découvrir par un geste, ou par un craquement des branches auxquelles il se tenait accroché.

Doucement, il se laissa glisser sur l’herbe, le long du talus, et, au bord de l’eau, il s’éloigna, il rejoignit sans avoir été aperçu le pont qui franchissait le canal.

Il retrouva sa bicyclette, l’enfourcha, et, à bonne allure, tout égayé, en pensant au succès de son entreprise, il partit dans la direction de la France.

XV

Le jeudi suivant, bien avant l’heure habituelle, Lourges arrivait chez M. Henri. Il continuait à voir Germaine ce jour-là. Et comme il venait chaque semaine, très régulièrement, ils avaient fini par devenir camarades, se parlant familièrement, se racontant les petits incidents de la semaine. Lourges ne se cachait plus, maintenant, affichait carrément sa position de soupirant, demandait avec insistance à Germaine «si elle n’était pas encore décidée pour aujourd’hui». Germaine prenait ça comme une plaisanterie, répondait en badinant, elle aussi, que non, qu’on avait bien le temps, qu’il n’arriverait à rien à se montrer si pressé.

Mais sous ce badinage, elle sentait bien qu’il y avait quelque chose de profond. Avec son flair de femme, doublé par le vice de l’ancienne catin, elle devinait chez Lourges, derrière l’air souriant et les amabilités, une passion violente, une passion de mâle, sauvage, impérieuse, qui le rendait parfois sérieux malgré lui, qui lui faisait regarder Germaine, à de certains moments, d’un œil étrange, durci par le désir. Cela la troublait. Elle en était à la fois flattée et effrayée. Elle désirait et craignait en même temps que «ça tournât au sérieux».

Ce jour-là, Germaine, comme à l’ordinaire, arriva vers trois heures.

À ce moment, on était tranquille chez Mme Jeanne. Les clients n’arrivaient que plus tard. Les femmes étaient sorties, profitant de leur jour de vacance. Et M. Henri, qui voyait clair sur toute cette affaire, avait soin, après quelques phrases échangées avec le couple, de laisser Germaine et Lourges seuls dans le salon. Il écoutait bien un peu à la porte, pour se tenir au courant de la situation, mais c’était tout.

Lourges, depuis longtemps, ne cachait plus à Germaine son titre de douanier. Cela impressionnait Germaine autant que la belle prestance de l’homme. Et si elle restait encore fidèle à Sylvain, c’était par un reste de reconnaissance, pour ce qu’il avait fait pour elle, dans le passé. Cependant, surtout depuis qu’il avait lâché la fraude, volontiers elle s’en serait vue débarrassée, pour pouvoir le tromper sans inquiétude.

Aujourd’hui encore, elle était furieuse. Elle avait demandé une bagatelle, quarante francs pour s’acheter un chapeau qui lui faisait envie. Et Sylvain avait carrément refusé.

«Je te donne trois cents francs par semaine, avait-il dit. Arrange-toi.»

II devenait, selon Germaine, d’une ladrerie dégoûtante. Et comme elle avait été accoutumée à toujours dépenser sans compter, à éblouir de son faste les voisines et les anciennes camarades, elle souffrait de ce changement, elle n’arrivait plus même à joindre les deux bouts. Elle aurait donné beaucoup pour voir Sylvain reprendre la contrebande. Il aurait gagné davantage. Et peut-être, avec un peu de chance, se serait-il fait pincer, et lui eût-il rendu une liberté qu’elle désirait maintenant de toutes ses forces.

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