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Sylvain vivait là depuis dix ans, pourtant, accoutumé à cet isolement, à cette tristesse plate, ininterrompue, où pas un arbre, pas un clocher, rien que l’ondulation monotone des dunes, et, par place, un hérissement de buissons rachitiques, n’arrêtait le regard. Il arriva devant sa maison, qui était l’avant-dernière de la rangée. Et il sauta de vélo, poussa la porte, et entra.

«Bonsoir, Germaine, souhaita-t-il.

– Bonsoir, dit sa femme. T’as bien vendu?

– Ça va.»

Sylvain se débarrassa de son sac, poussa son vélo jusqu’à la courette, et revint.

Germaine était une belle créature, bien plantée, la chair saine, l’œil noir et vif sous des sourcils fournis et fortement arqués. Ses lèvres grasses, son teint frais, ses joues charnues lui donnaient un air appétissant et sensuel, que ne démentait pas l’indolence un peu molle des gestes. On la sentait ennemie de l’effort, lasse des tribulations de sa vie passée, du temps où elle traînait le trottoir, avant que Sylvain s’éprît d’elle et l’épousât. – Elle était assise près de la fenêtre, et reprisait paisiblement des bas.

En face d’elle était Louise, la grosse maîtresse de César, le meilleur camarade de Sylvain. C’était une brave femme, honnête et un peu bonasse, qui aimait très sincèrement son pseudo-mari, malgré le trafic du tabac auquel il l’employait souvent quand l’ouvrage pressait. César, lui, était un contrebandier enragé, qui depuis vingt ans, malgré d’incessants conflits avec la douane et la police, ne savait revenir à la vie normale. Ancien boxeur comme l’avait été Sylvain, il était peu à peu tombé à une amoralité complète, mené malgré lui par des passions violentes, qui avaient causé sa déchéance. – Il était installé près du feu, et fumait cigarette sur cigarette, en attendant Sylvain.

Revenu de la cour, Sylvain ôta sa casquette, l’accrocha à un clou, contre le mur.

«Qu’est-ce que t’as à l’œil? demanda alors Germaine.

– Un coup de poing», expliqua Sylvain, brièvement.

César tourna la tête:

«Tu t’es laissé faire ça?

– Je pense que tu aurais fait comme moi, dit Sylvain sans se froisser. J’ai rencontré deux noirs…

– Où?

– Juste en arrivant à Dunkerque.» Germaine quitta son raccommodage, et César cessa de fumer.

«Ils t’ont pris ton tabac?

– Non. Ils m’avaient arrêté juste au tournant de l’octroi. Je me suis cassé le nez dessus, pour dire.

– Alors?

– Alors, c’était bon. Je leur avais déjà donné mon sac. Je me disais qu’un mois avec sursis, c’est pas une affaire…

– Non, approuva César.

– Mais tu l’as, ton sac, s’étonna la grosse Louise.

– Laisse-moi expliquer, Louise. J’allais les suivre sans rien dire, mais ils ont voulu me passer les menottes. Je suis trop connu pour me promener comme ça dans Dunkerque, hein? Alors, on s’est battu.

– Ça a dû chauffer, dit César, dont le visage marquait un intérêt passionné.

– Ça, oui. Surtout qu’il y avait un imbécile d’employé d’octroi qui est accouru, quand ils ont crié main-forte.

– Et tu les as eus tout de même?

– À la fin, oui. Mais j’ai bien pensé que j’y laisserais mon vélo. Le plus mal arrangé, ç’a été l’employé d’octroi. Il y a un noir, aussi, qui saignait du nez comme une fontaine. Mais celui-là, il m’a mordu ici. Regarde.»

Sylvain releva sa manche, montra sur son biceps la marque profonde et bleuâtre d’une morsure.

«On va y mettre de la teinture d’iode, hein, Germaine?

– Oui.»

Et Germaine alla chercher une petite bouteille dans son armoire.

«Et t’as su ravoir ton vélo tout de même? interrogea encore César, que ce récit laconique enthousiasmait, et qui eût aimé en apprendre, plus long.

– Oui. Quand «l’octroi» a été par terre, les autres se sont fatigués. J’en ai profité pour filer. Il y en a un qui m’a encore suivi un moment. Mais je l’ai attendu un peu plus loin, et je lui ai dit de me laisser tranquille. Il était tout seul, tu comprends, j’aurais eu beau jeu. Mais il est parti.»

Tout en parlant, Sylvain allongeait son bras musculeux, que Germaine badigeonnait de roux.

«Ça me fait plus mal, maintenant, dit-il. Tout à l’heure, je ne sentais rien.

– C’est la colère», émit César.

Il regardait aussi le bras de Sylvain, admirant sans l’avouer la beauté des muscles longs et nets sous la peau, roulant avec aisance, tressaillant à chaque geste, riches d’un flux nourri de sang chaud qui gonflait le réseau saillant des veines. On eût dit un beau marbre vivant. Et l’admiration de César se trahit malgré lui:

«Quel malheur d’avoir lâché la boxe avec des bras pareils, dit-il.

– C’est bon, c’est bon, protesta Germaine, fâchée. Ne viens pas encore lui mettre la tête à l’envers, toi.»

Sylvain souriait sans rien dire. C’était la marotte de César, la boxe. Il ne pouvait plus y songer, lui, usé par la noce et les femmes. Il avait été solide, pourtant, autrefois. Petit mais râblé, les bras immenses, la face carrée, la mâchoire massive, le front brutal, il gardait encore sur sa face les stigmates de son ancienne profession: nez déformé, pommettes bosselées, arcades sourcilières écrasées et taillées de cicatrices. Brèche-dent, une oreille décollée, les lèvres fendues, il ressemblait vaguement à un bronze qu’on aurait martelé à coups de maillet.

Sylvain, son pansement fini, était allé à la cave, où menait un escalier de bois. Avec la lame de son canif, il dévissa la planche de l’une des marches. Et il découvrit ainsi une cache, il y vida le fond de son sac de maçon, et revissa la planche.

«Tu m’attendais? demanda-t-il à César, en revenant.

– Oui. J’aurai besoin de toi, demain après-midi.

– Pour quoi faire?

– «Monter» un chien en Belgique.

– Lequel?

– Tom. J’avais un type, mais il s’est fait prendre hier. T’auras trente francs. C’est le prix. Entendu?

– Entendu. Je viendrai chez toi, sitôt après midi.»

Louise, la maîtresse de César, intervint.

«C’est pas bien, tout de même, de faire la bête comme ça avec ces chiens. Tu te le feras tuer une fois ou l’autre, ce pauvre Tom.

– Il est trop malin, répliqua César. Il reconnaît les douaniers à l’uniforme.

– Et tous ceux que tu dresses encore? J’ai mal au cœur, quand je pense à tout ce qu’ils vont devoir faire…

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