– Oui, dit Sylvain avec sincérité, magnifique!
– Vous verrez, quand vous le connaîtrez. Il ne parle presque jamais, mais tout ce qu’il dit, on gagne à l’écouter.
– Votre tante est en colère?
– Non. Non. Mais elle n’a pas beaucoup de patience, alors elle le bouscule un petit peu, quelquefois. Elle s’ennuie, c’est sa seule distraction.»
Elle riait, en disant cela. Et Sylvain en oubliait le sens de ses paroles, ne l’écoutait plus, ne pensait plus qu’à la regarder rire.
«Heureusement, reprit-elle, il ne s’en soucie pas, il n’en fait qu’à sa tête.
– Elle ne veut pas qu’il aille au jardin?
– Non. Elle a peur qu’il tombe. Mais lui aime bien. Il est triste de ne plus pouvoir y travailler, il y va ramasser des cailloux, des mauvaises herbes. Ça le console. Au fond, ils s’aiment bien tout de même. Quand elle est malade, il ne veut plus manger.
– Et vous n’avez plus qu’eux?
– Oui.
– Ils sont vieux, cependant.
– Oui. Lui est le frère de mon grand-père.»
Elle s’arrêta. Par un retour naturel, elle en revenait au jeune homme, elle le regardait comme au jour de sa première visite, avec une curiosité franche, qui ne paraissait pas insolente, parce qu’elle se laissait lire ouvertement.
Sylvain devinait sur ce visage mobile toutes les pensées qui s’y reflétaient, qui passaient sur ses traits tranquilles comme des ondes sur une eau calme.
«Et vous?» avait-elle envie de demander, sans oser employer cette forme d’interrogation un peu brutale.
Il alla au-devant de son désir.
«Et moi, puisque je vois que ça vous intéresse, je m’appelle Sylvain, dit-il. Et je vis à Dunkerque, où je n’ai même pas la chance d’avoir une tante avec qui je pourrais passer le temps à me disputer.»
Pascaline rit encore.
«Vous êtes amusant quand vous dites tout cela. Oui, je me demandais qui vous étiez. Et vous vous promenez souvent, comme ça?
– Assez souvent, oui.
– Vous reviendrez encore, alors?
– Vous aimeriez que je revienne?
– Ah! oui, dit Pascaline, sans la moindre gêne. Vous êtes drôle, quand vous le voulez. Et puis il y a Jim à qui ça ferait du bien de travailler un tout petit peu.»
Elle avait dit cela avec une telle simplicité qu’on sentait en elle encore toute la spontanéité de l’enfance. La femme sommeillait, il n’y avait nulle coquetterie, nul désir de plaire, nulle arrière-pensée trouble dans ce désir de revoir Sylvain, ingénument exprimé. Sylvain le comprenait. Il n’en tira aucune fatuité. Peut-être eût-il espéré davantage. Mais peut-être aussi eût-il été déçu, si les choses ne s’étaient pas passées ainsi.
Telle qu’elle était, Pascaline répondait de façon absolue à quelque chose qu’il portait en lui, un désir, une aspiration de sa prime jeunesse, un idéal à la fois compliqué et précis que la vie avait refoulé, comprimé, sans arriver à l’étouffer et le détruire. Et de le rencontrer ainsi, brusquement, Sylvain se sentait à la fois heureux et inquiet. Il craignait de le voir s’évanouir. Il avait peur que tout cela ne fût qu’une rouerie plus adroite que les autres, une ruse de coquette adroitement menée. Ce qu’un autre eût souhaité, lui craignait de le voir arriver.
Mais la jeune fille était loin de ces pensées. Pour elle, tout était clair, aussi simple dans la réalité que dans ses paroles. Elle n’avait même pas soupçonné ce qui s’agitait dans l’âme du jeune homme, tandis qu’il gardait le silence.
Sylvain se leva.
«Cette fois-ci, je serais bien content de pouvoir payer», dit-il.
Il entra dans la maison, reconnut, avec le plaisir qu’on éprouve à retrouver des souvenirs agréables, la vaste pièce fraîche et sombre, sa cheminée à l’antique, et ses fauteuils de tapisserie. La vieille tante vint recevoir la piécette de Sylvain. Et l’oncle, enfoncé dans son fauteuil de tapisserie, immobile, les yeux mi-clos, ne quitta pas sa pose tranquille, le perpétuel rêve intérieur qui donne à la vieillesse son impressionnante majesté.
Sylvain, après avoir, sur l’invitation de la vieille femme, promis de revenir, quitta l’auberge. Jusqu’aux derniers arbres de l’ancienne grand-route, la tante et la nièce le reconduisirent. Et quand il s’éloigna, il vit encore Pascaline, qui, très haut, à bout de bras, levait le farouche Jim, afin qu’il saluât son éducateur de ses derniers aboiements.
VIII
La rue, pour un brave homme qui s’y promène tout à l’aise, sans songer à mal, c’est un domaine essentiellement paisible et sûr, qui peut présenter une agréable diversité, qui peut offrir des spectacles amusants ou dramatiques, mais où généralement l’on ne descend pas pour aller chercher l’inédit ou le romanesque. C’est la propriété de tout le monde, tout le monde s’y sent chez soi, chacun y vaque sans la moindre alarme à ses occupations.
Mais pour Sylvain, la rue était un champ de bataille.
Il se le disait encore ce matin-là, en partant à vélo, sous la pluie drue et froide, pour aller livrer son tabac. Il s’était blatté, selon le mot des fraudeurs. Dans l’ouverture de sa chemise, il avait passé et placé en bon ordre, verticalement, deux rangées de huit paquets de tabac. Ça faisait quatre kilos qu’il promenait ainsi sur sa peau. Là-dessus, il avait boutonné un vaste gilet, puis enfilé son «pull» de grosse laine. Et, son veston bien serré sur le tout, il avait l’air de ne rien transporter. Tout au plus lui aurait-on remarqué un léger embonpoint.
Il devait livrer son tabac à Mardyck. Il lui fallait pour cela couper à travers Dunkerque. Et pour entrer dans la ville, d’abord, il descendit de vélo, il feignit d’uriner contre une palissade, et, de là, surveilla la cabane de l’octroi, attendant une occasion.
Elle ne tarda pas. Tout un flot de voitures venait de passer, le préposé rentrait dans sa guérite pour se mettre à sec une minute. Sylvain sauta sur son vélo, se lança à toute vitesse, et passa devant la cabane à fond de train. Première passe franchie.
Sylvain roula ensuite un bon moment à petite allure, les mains au haut du guidon, regardant à droite et à gauche, de l’air d’un flâneur. Mais il voyait tout, il remarqua deux hommes vêtus d’imperméables fatigués, les jambes prises dans des leggins, qui attendaient quelque chose, appuyés sur le cadre de leur bicyclette, placée en étai derrière eux.
Prudent, Sylvain fit un crochet, passa par une autre rue. Tant qu’il était dans le centre de la ville, près de la gare, la fuite lui était facile. Il pouvait aisément se faufiler dans le dédale des rues, et égarer ses poursuivants. Il évita ainsi deux postes de noirs encore. Du bout d’une rue, il les reconnaissait. Il leur trouvait un air de famille, avec leur imperméable, leurs guêtres, et leur casquette ou leur chapeau mou. Et ils avaient tous la même façon de placer leur vélo derrière eux, de s’appuyer, assis à demi sur la barre du cadre, et d’attendre, toujours au coin de deux rues, le nez en l’air, feignant, quelquefois, de chercher le numéro d’une maison. Alors, Sylvain faisait un crochet, et contournait le barrage par une autre route.