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Il y eut un lourd silence.

«Combien que j’aurai? demanda enfin Fernand.

– La moitié de ma prime, en plus de ta part de prise.

– C’est bon, dit le maître fraudeur en se rasseyant.

– On est d’accord?

– Faut bien.

– Qu’est-ce que tu préparais, comme maintenant?»

Fernand hésita encore.

«T’es bête! Puisqu’on est d’accord!» insista Lourges.

Fernand, avec effort, se décida.

«J’ai une auto qui doit passer demain, dit-il.

– Où?

– À Hondschoote, au pont, du Cerf.

– Bon. On la laissera passer. À qui vends-tu le chargement?

– À des Parisiens. Ils doivent venir le prendre mercredi matin. Ils ont une camionnette.»

Lourges nota le tout sur son carnet.

«Faudrait pas qu’ils soient pris trop près, dit Fernand. Ça pourrait me nuire.

– Compris. On les filera en auto. On ne les arrêtera que plus loin, sur la route. Et comme je t’ai promis, moitié pour toi, moitié pour moi. Il y a du danger?

– Non. N’y en a qu’un, celui qui conduit… Les autres ont trop la frousse, ils se laisseront faire sans rouspétance.

– C’est bien. Mais ce n’est pas tout.

– Si; c’est tout, affirma Fernand.

– Pour toi, mais pas pour moi. Tu connais un appelé Sylvain? Pas la peine de me dire que non, je le sais.

– Qu’est-ce que ça peut te faire? J’en connais bien d’autres.

– Les autres, je m’en fous. Celui qui m’intéresse, c’est Sylvain.

– Pourquoi?

– Parce que je veux le pincer.

– Il t’a fait quelque chose?

– J’ai mes raisons. Eh bien, il vient ici, hein?

– Quelquefois.

– Il vend du tabac?

– Oui.

– Il ne va pas en Belgique?

– Rarement. Il achète surtout en France, ici et ailleurs.

– Bon. Si tu me le fais prendre, je t’abandonne toute ma part de prise.

– J’aime pas beaucoup, tu sais. C’est un gentil garçon, un bon copain. T’en as pas un autre, n’importe lequel?

– C’est Sylvain que je veux prendre. Pas la peine de chercher midi à quatorze heures. Le sentiment, ça ne me connaît pas. Il vient ici à pied?

– Ou en vélo.

– Il te prévient?

– Il me fait demander la veille si j’ai du tabac.

– Alors, tu le sais toujours d’avance. Bon. Quand il te préviendra qu’il va venir, tu me le feras dire tout de suite. Sois tranquille, je sais tenir ma langue.

– Faudrait pas non plus qu’on l’arrête à ma porte, parce que ça m’amènerait sûrement des ennuis, avec les autres. Moi, faut que je vive, hein?

– Bien sûr. Mais sois tranquille, tu n’auras qu’à gagner à l’affaire.»

Lourges se levait.

«Tu n’attends pas ma femme? demanda le grand Fernand, plus à l’aise, maintenant. Tu boirais un verre de bière.

– Merci: mais sur la soupe, je n’y tiens pas.»

Lourges sortit dans la cour. Le maître fraudeur le reconduisit jusqu’à la rue. Sur le seuil, ils se serrèrent la main.

«Tu n’oublieras pas? demanda encore Lourges, avec un regard où se lisait une menace non dissimulée.

– Tu peux être tranquille.»

Et Lourges, sur cette promesse, quitta le grand Fernand, qui le vit partir sans regret.

XI

«Laissez, madame, proposa Sylvain, je vais faire ça à votre place.»

La vieille tante de Pascaline, quand il entra dans l’antique cabaret, était en train de couper les cheveux de son mari, maniant délicatement les ciseaux autour des oreilles du vieillard.

«Vous savez aussi faire ça? demanda-t-elle.

– Vous savez bien que je sais tout faire», dit Sylvain en riant. Et il lui prit les ciseaux, il se mit à tailler dans la barbe dure et blanche.

Il était maintenant devenu le familier de la maison. Il ne venait plus en Belgique sans passer là sa journée. Il s’était pris pour ce coin perdu d’un amour nostalgique. Il lui semblait y avoir déjà vécu. C’était là, qu’aurait dû logiquement se passer son existence, si les choses avaient été comme elles devaient être. Il y était chez lui. Il aimait tout de ce morceau de verdure perdu dans la lande, les arbres, le jardin, le canal, la maison. Quand il arrivait là, il lui semblait remonter en arrière, dans le cours des années. Il n’était plus Sylvain le fraudeur. Il ne pensait même plus à son métier, à tout ce qu’il laissait derrière lui, là-bas, et qu’il retrouverait le soir. Il se sentait redevenu le Sylvain de ses quinze ans, le Sylvain courageux et honnête encore, qui espérait naïvement trouver le bonheur dans une vie de labeur paisible. Ici, les choses lui paraissaient plus simples, comme dépouillées de cette complication que son dangereux métier lui faisait trouver partout. C’était un des rares endroits où il se sentît en sécurité, où il ne craignît pas de sentir sur son épaule, brusquement, la poigne brutale de la police. On ne parlait pas de tabac, ni de douane, dans la vieille auberge. Ces choses-là n’existaient plus. Il n’y avait plus qu’un Sylvain joyeux et toujours content, qui retrouvait avec un bonheur indicible le genre de vie pour lequel, sans le savoir, il avait été fait.

«Vous coupez comme un vrai coiffeur! s’exclama la vieille femme.

– Attendez que ce soit fini, dit Sylvain, vous ne le reconnaîtrez plus.»

Avec adresse, il coupait les longues mèches de barbe et de cheveux. Les poils blancs et raides tombaient dans la serviette qu’Henriette avait nouée en guise de peignoir autour du cou de son mari. Celui-ci avait ôté sa casquette. Il l’avait posée sur une chaise, à côté de lui, et avait mis dedans ses lunettes. Et, les yeux clos, il restait immobile; avec son collier de barbe de neige, son grand front dénudé, ses yeux fermés, et la courbe altière de son nez, on eût cru voir une tête de Christ, vieillie et douloureuse. Sylvain saisissait entre le pouce et l’index une touffe de poils. Les ciseaux se refermaient en claquant. Et une nouvelle brèche s’ouvrait dans la masse blanche qui couvrait la peau toute amincie et fripée du crâne. Ou bien Sylvain relevait le menton, en ayant soin de placer une main derrière la nuque du vieillard, pour soutenir la tête lasse. Et il coupait les longs poils durs de la gorge, doucement, avec précaution, pour ne pas prendre entre les lames des ciseaux la peau flasque et toute plissée.

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