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L’opération achevée, la tante dénoua avec précaution la grande serviette, et la plia sur elle-même pour aller la secouer dehors. Le vieillard reprit sa casquette et ses lunettes avec un air de profonde satisfaction. Puis, très fatigué par cette opération, il alla se plonger dans son fauteuil, passant de temps en temps, avec contentement, une main prudente sur son menton et ses joues.

«Il est rajeuni de dix ans! s’exclama la tante Henriette en rentrant.

– N’est-ce pas? dit Sylvain. Et qu’est-ce que je vais faire, maintenant?

– Le jardin, si vous voulez», proposa la tante.

Et Sylvain prit la bêche et s’en fut au jardin.

Il faisait un peu tous les métiers, maintenant, dans la vieille maison. Ç’avait commencé par de petits services, des coups de main obligeamment offerts pour soulager les bras débiles des deux vieillards, ou les mains tendres de Pascaline. Pomper de l’eau, casser du bois, bêcher la terre, cela convenait mieux à Sylvain qu’à ses hôtes. Et c’est ainsi qu’insensiblement, on s’était accoutumé à le voir travailler, faire les dures besognes comme s’il avait été le maître de la maison. Y avait-il une serrure détraquée, une vitre brisée, des tuiles enlevées, on attendait la venue de Sylvain pour faire la réparation. La tante Henriette s’habituait peu à peu à dire: «Sylvain le fera», quand elle se trouvait devant une besogne au-dessus de ses forces. Et sa confiance en Sylvain, jamais détrompée, s’accroissait après chaque expérience. Sylvain savait tout faire, réparer les pompes, ressouder les gouttières, cimenter un dallage, démonter une horloge. Il devenait l’homme, dans la maison, il remplaçait peu à peu les forces usées du vieux Samuel.

Et au cours de cette saison, on le vit partout, dans les mille recoins de la vieille demeure, nettoyant le jardin, sciant et rangeant la provision de bois. Grâce à lui, la tante Henriette put envisager et mener à bien des entreprises qui, autrefois, l’épouvantaient. Ce fut Sylvain qui refit tout le dallage de l’auberge, qui consolida la charpente du toit, qui en rejointoya les tuiles. Avec ça, ingénieux, habitué à se tirer d’affaire avec des moyens de fortune, il s’acquérait la sympathie d’autant plus grande de la vieille tante, qu’elle n’aimait pas dépenser l’argent. Aussi le portait-elle aux nues.

Mais – il se le disait encore en suivant les allées, son outil sur l’épaule -, ce qu’il aimait encore le mieux, c’était travailler au jardin. Il y était tranquille. Cette paisible et attachante occupation accaparait ses pensées, non pas tyranniquement, comme un souci ou un chagrin, mais sans violence, l’incitant seulement à une rêverie calme, tandis qu’il enfouissait les semences et sarclait les allées.

Ce jour-là, il repiqua des poireaux. Il les comptait au fur et à mesure qu’il enterrait dans le sol leurs racines blanches. Et il ne s’ennuyait pas. Il ne pensait à rien qu’à son travail, cependant. Mais cette vie végétative, ce repliement sur lui-même, le reposait, le changeait de la perpétuelle tension quotidienne. Et quand il eut achevé son parc de poireaux, il alla s’allonger dans l’herbe, au pied d’un de ses amis les grands arbres, et il ne bougea plus, il laissa courir sa pensée à la traîne des grands nuages d’ouate qui découpaient sur le bleu vif du ciel la blancheur de leurs cimes de neige. Autour de lui, les masses de feuillage des arbres palpitaient d’une vie frémissante. Quand on fermait les yeux, le chant continu de leurs frondaisons semblait le murmure des vagues. Et le vent frissonnait, prenait corps en les traversant. On le voyait passer d’un arbre à l’autre, ébranler cette immobilité, y mettre comme une rumeur d’éveil. Les branches pliaient doucement. Les feuilles chuchotaient, se frôlaient avec un bruit doux et fort de froissement. Et on voyait leur masse se moirer de nuances plus pâles, sous l’effort de la brise qui les relevait en y faisant jouer le soleil. Un long balancement régulier, une houle calme berçait tout le panache des arbres. L’un après l’autre, on les voyait se pencher doucement, se relever, comme s’ils avaient transmis au voisin la charge qui les inclinait. Et cela aussi rappelait la mer, les barques qui, tour à tour, saluent d’un lourd effacement le passage de la brise. Ce bercement éternel assoupissait Sylvain, l’emportait très loin, le vidait de toutes ses pensées, et le laissait parfaitement heureux, dans cette torpeur de son cerveau. Il perdait conscience de son orientation, il n’eût su dire à quelle cadence rapide ou lente fuyait le temps. Il oubliait le jardin, l’auberge, et le monde…

Des pas le rappelèrent à la réalité. Il se releva, la tête lourde, étourdi par tout le sang qui s’y amassait. Ces moments-là étaient pénibles. Mais il reconnut Pascaline, et il fut content. Elle apportait un livre pour se reposer à l’ombre.

«Vous avez déjà fini? demanda-t-elle.

– Oui, aujourd’hui, je suis paresseux.

– Moi, je le suis toujours, dit Pascaline, rieuse. Ma tante vous l’a déjà confié, hein? Mais c’est si agréable.

– Oui, dit Sylvain. Moi, je voudrais passer toute ma vie comme ça…

– Moi aussi. C’est-à-dire, pas toute ma vie, quand même. De temps en temps, seulement.

– Moi, toute ma vie, affirma Sylvain. Vous ne trouvez pas que ça passe trop vite, autrement?

– Non, avoua Pascaline.

– Si. Vous verrez. On ne se voit pas vivre. Et quand j’y pense, ça me décourage. On cherche tellement à se faire une belle vie qu’on se la gâche sans s’en apercevoir. Pour en profiter vraiment, il faudrait être toujours comme j’étais tout à l’heure, à ne penser à rien, à se sentir seulement vivre. Comme ça, on ne perdrait pas son temps.

– Vous êtes drôle…

– Oui. Avant de venir dans cette maison je n’avais jamais pensé à tout cela. Et maintenant, je trouve que je ne vis vraiment qu’ici. Ailleurs, j’attends…

– Quoi?

– D’être ici. On dirait que je suis fait pour vivre dans ce coin. Je suis à peine arrivé que je me sens comme dans ma maison. Je ne demande plus rien. Il ne me manque plus rien. Et j’ai ressenti ça la première fois que je suis venu chez vous…

– Peut-être que vous auriez aimé être un jardinier?

– Peut-être bien.»

Sylvain reprit sa bêche, regarda Pascaline avec un bon sourire. Et il s’éloigna, il se mit à retourner une nouvelle plate-bande, à gestes lents.

Pascaline le suivait des yeux. Cette conversation avait mis son esprit en travail. Et elle revint près de Sylvain, elle se remit à l’interroger, le regardant de son regard franc et naïf, devant lequel Sylvain se sentait sans force, incapable de dissimuler.

«Et pourquoi ne le faites-vous pas?

– Quoi?

– Eh bien, le métier de jardinier?

– Ah! vous en étiez encore là? Parce que… Parce que… je n’aime pas plus que ça, au fond.

– Pourquoi n’êtes-vous pas content, alors?

– Parce que c’est ici que je voudrais être jardinier, comme vous dites. Ailleurs, c’est drôle, mais ça ne me dirait rien du tout.»

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