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Maxence Van der Meersch

La Maison DansLa Dune

La Maison DansLa Dune - pic_1.jpg

I

Sylvain allait de maison en maison proposer du tabac belge.

Il avait, pour sonner aux portes et faire ses offres à ses clients, une façon à lui, la façon des fraudeurs, qui ne savent jamais s’ils vont voir devant eux un ami ou un ennemi. Il appuyait sa bicyclette contre le mur, allait tirer la sonnette, et revenait à son vélo. Il l’enfourchait, posait le pied sur la pédale, se tenait prêt à démarrer. La porte s’ouvrait.

«Pas de tabac? soufflait Sylvain.

– Pas cette semaine.»

La porte se refermait. Et Sylvain s’en allait plus loin, sonner à une autre porte.

Sylvain était un homme de trente ans, grand et large d’épaules, avec une tête qui plaisait par quelque chose de naïf et de franc répandu sur ses traits. Il avait des cheveux châtains, mal plantés, taillés en brosse et dominant son front haut. Son nez d’ancien boxeur était aplati et élargi à la base, sans être pour cela complètement déformé. Ses yeux bruns étaient petits et brillants, – celui qu’on lui voyait, tout au moins, car l’autre était entièrement masqué par une énorme enflure violacée. Cela l’enlaidissait, lui déformait le visage, sans parvenir à rendre antipathiques ses traits où se lisait une certaine douceur candide contrastant singulièrement avec son physique d’athlète. Il était vêtu en maçon. Il portait un lourd pantalon de velours d’Amiens, immense, descendant en vastes plis le long de ses jambes, et retenu à la taille par une ceinture de flanelle bleue. Sur le torse, il avait une espèce de gilet, taillé dans le même velours côtelé, et sur lequel étaient cousues des manches de lustrine noire solide. Aux pieds, des espadrilles blanches maculées. Tout son accoutrement était couvert de plaques de mortier, et d’une fine poussière de chaux. Il avait ficelé sur la barre horizontale du cadre de sa bicyclette une pelle de maçon, à fer carré. Et, tenant d’une main le guidon de son vélo, il équilibrait de l’autre, sur son épaule, un sac à ciment qui était censé contenir sa truelle et ses outils.

«Pas de tabac?

– Une paire de paquets.»

Pour la femme qui les lui demandait, Sylvain tira de son sac deux paquets d’une demi-livre.

«Combien?

– Vingt francs.»

Il reçut l’argent.

«Faut pas repasser la semaine prochaine?

– Non. Dans quinze jours, tu pourras revenir.

– Merci.»

Et Sylvain repartit plus loin, continua de sonner aux portes, partout où il avait des clients connus. Ailleurs, il n’allait pas, sauf dans les quartiers déserts, les hameaux en pleine campagne, les fermes isolées. Dans les villages, on peut se hasarder à sonner partout. Mais ici, en plein Dunkerque, on risquait à tout moment de tomber sur un agent, sur un «noir», douanier déguisé en civil, qui ne se laisserait pas abuser par l’honnête apparence du vêtement et du sac de maçon.

«Pas de tabac?… Pas de tabac?»

Sur l’épaule de Sylvain, le sac s’allégeait. Sylvain, de tête, fit son calcul: il était parti avec sept kilos. Il en avait vendu un peu plus de quatre. Il payait son tabac vingt-cinq francs le kilo. Il le revendait de trente-cinq à quarante, suivant les têtes. Depuis ce midi, il avait gagné, comptait-il, à peu près, cinquante-cinq francs. Et ça n’était pas difficile. Les gens trouvent encore leur bénéfice à payer dix francs une demi-livre de tabac belge de bonne qualité, quand le tabac français le moins cher revient à plus de quinze francs.

Toute une chaîne d’intermédiaires vit ainsi de la fraude, depuis le maître fraudeur jusqu’aux revendeurs en détail. On paie le tabac belge seize francs, ce qui revient à onze francs en monnaie française. Le maître fraudeur donne six francs de «portage» aux hommes qu’il embauche pour l’apporter en France. Et il le revend vingt-cinq francs. Le revendeur, comme Sylvain, prend lui aussi un bénéfice d’une dizaine de francs. Et ses clients, des cafetiers en général, revendent encore le plus souvent le tabac à des amateurs, en prélevant sur la marchandise une quatrième dîme.

«C’est assez pour aujourd’hui, pensa Sylvain. Je peux rentrer.»

Et, après avoir encore passé dans deux ou trois estaminets, il remonta définitivement sur sa bicyclette, et prit la route de Furnes. Il sortit de Dunkerque, suivit un moment, le long du canal, la route de Dunkerque à Furnes, s’engagea sur un pont, et obliquant dans la direction de la mer, il arriva dans la partie désertique et sablonneuse du littoral, qui s’étend, toute nue, aride et presque inculte, sur des kilomètres et des kilomètres, jusqu’à Bray-Dunes et la frontière belge. Il roula encore un moment par un étroit chemin qui traversait ce pays triste, proche de la côte, où de maigres cultures, des prairies à l’herbe rare, des jardinets où ne poussait bien que la pomme de terre, alternaient avec d’immenses surfaces stériles, abandonnées à l’envahissement des dunes. C’était une contrée morne, sèche, parcourue par un vent dur et salin, qui piquait la peau. Une impalpable poussière de sable passait en sifflant dans les herbes, s’accumulait sur le chemin, y dessinait des lignes en croissants, comme de minuscules cordons de dunes. Et au loin, une rafale plus forte les emportait de nouveau, les brassait en colonnes tournoyantes qu’on voyait courir comme des trombes, jusqu’à perte de vue. Et d’autres colonnes descendaient sans arrêt des collines de sable qui s’élevaient entre le pays et la mer. Elles arrivaient, passaient avec un crépitement sec dans les buissons âpres et rabougris, entouraient parfois Sylvain d’un tourbillon en spirale, essaim impalpable de danseuses aériennes. Lentement, cette féerique invasion s’étalait sur la plaine, y déposait ces incessants apports de sable, surélevait peu à peu le niveau du sol. Tout s’enlisait irrésistiblement. Du côté de la mer, les rares maisons que rencontrait Sylvain étaient enterrées, comme noyées déjà dans l’assaut des dunes. On connaissait ainsi, tout près de Zuydcoote, un clocher où l’on entrait par les fenêtres, et que les vieilles gens disaient être le survivant d’un village enfoui.

Dans cette solitude, Sylvain roulait, la tête baissée, la visière de sa casquette rabattue sur les yeux, pour les abriter. Il arriva dans un hameau isolé, bâti le long du chemin, et tournant le dos au vent de la mer. C’était là qu’il habitait. Il n’y avait que sept ou huit maisons, dont une épicerie où l’on vendait aussi du pain. C’étaient d’anciennes maisons de pêcheurs, maintenant louées à des ouvriers qui travaillaient pour la plupart à Dunkerque ou aux grandes aciéries toutes proches. Elles étaient vieilles, faites en brique jaune pâle, suivant la mode du pays, et couvertes de tuiles rouges que le vent perpétuel érodait et avivait d’une incessante tombée de poussière de sable. Sa lente action avait même, par place, tracé dans la brique des stries d’usure. Elles semblaient toutes petites, ces maisons, à demi enfouies, basses sous leur grand toit, perdues ainsi au milieu de cette plaine démesurée, que limitaient au nord et au sud seulement les lignes parallèles des dunes et du canal maritime, mais qui s’étendait à droite et à gauche jusqu’au plus lointain de l’horizon.

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