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Sylvain se fit donc clairement expliquer le chemin qu’avait pris Tom. Et il reprit son vélo, s’en alla dans cette direction.

Il quitta le hameau, s’enfonça dans la campagne, suivit d’étroits sentiers limitant les champs. D’instinct, il se dirigeait vers la frontière, sans un repère. Il tâchait seulement de deviner la route qu’avait dû préférer Tom. Et il revenait souvent sur ses pas, pour ne pas négliger un coin de route par où le chien avait peut-être passé.

Il franchit la frontière sans s’en apercevoir, dans cette plaine plate et nue, aussi vide que la voûte immense du ciel qui la couvrait. C’étaient ce qu’on appelle ici les «moers», terre conquise lentement par les hommes sur la mer, et qui garde dans sa nudité désertique, dans la monotonie de ses horizons rasés, dans ses étendues uniformes où le vent se rue librement, quelque chose encore de la grandeur et de la mélancolie de son passé marin. Des champs de seigle et d’avoine, des pâturages divisent cette plaine. Et l’eau, l’ennemie qu’il faut sans cesse contenir, sourd de partout, imprègne la terre, se laisse deviner, immédiate, sous le sol sablonneux et pauvre. Des ruisselets innombrables bornent chaque enclos, reçoivent l’eau des rigoles et des drains, s’étalent encore çà et là en mares où boivent les bestiaux. On les devine, sur le tapis uni des prés, à la végétation vigoureuse, roseaux, joncs, herbes d’eau, qui pousse dans leur lit. Et on s’étonne, en traversant ce pays, de le voir ainsi régulièrement morcelé et comme partagé par ces ruisseaux au cours rectiligne, géométrique, se coupant les uns les autres à angles droits. Ils sont comme un vivant quadrillage, dessiné par l’homme pour drainer le pays.

Sylvain, dans ce réseau, avançait lentement. Il était tout seul. Autour de lui, le vent passait avec une force soutenue, une chanson perpétuelle qui bruissait aux oreilles. On le voyait de loin accourir, à l’ondulation infinie qui passait comme une vague sur les avoines et les herbages. À ce grand souffle rude et constant, on sentait que la mer était proche.

Sylvain franchissait les ruisseaux sur des planches, disposées par-ci, par-là. Ou bien il jetait son vélo par-dessus, et ensuite sautait lui-même. À la profondeur de l’eau, il tâchait de découvrir les gués qu’avait dû préférer Tom. Et quand il voyait au loin une tache sur l’herbe, il faisait un détour, il s’en approchait, pour voir si ce n’était pas son chien. Une lassitude, un découragement le prenait. Il avançait de plus en plus en territoire français. Bientôt, il lui faudrait renoncer à la recherche, s’il ne voulait pas être vu du poste de douane.

À ce moment, il aperçut, dans une prairie à la végétation haute, un chemin tracé dans l’épaisseur de l’herbe. Quelqu’un avait dû passer là récemment. L’herbe ne s’était pas encore redressée.

Sylvain s’engagea dans cette sorte de chemin. Il arriva à un élargissement, où les tiges écrasées marquaient la place d’un combat. Puis la piste devenait très large et très confuse, comme si plusieurs hommes ou bêtes étaient passés par là.

Sylvain la suivit encore. Et il retrouva Tom. Le chien était couché sur le flanc. Il n’avait plus de nez. Un coup de dent le lui avait arraché. À la place était un trou horrible. Vingt déchirures dans sa peau montraient qu’il s’était défendu avec courage, avant de mourir. Un douanier avait coupé sa patte droite, pour toucher la prime.

Sylvain regarda son chien une minute. Il ressentait une peine aiguë dont il s’étonnait. Jamais il n’avait eu envie de pleurer pour un chien. S’il avait eu un outil, il l’aurait enterré. Mais avec les mains, il ne fallait pas y songer.

Avant de s’en aller, Sylvain regarda encore une fois Tom.

«C’était une brave bête», dit-il tout seul.

Et il partit, abandonnant son chien mort dans cette plaine démesurée et triste, peuplée seulement de la plainte éternelle du vent…

XIX

Le lendemain, jour où Sylvain devait partir en Belgique pour risquer le coup de l’auto, le fraudeur s’habillait tranquillement dans sa cuisine, quand on frappa à la porte.

Depuis la perquisition de Lourges, Sylvain était devenu prudent. Toujours son verrou était tiré. Il monta dans la chambre du devant, où Germaine dormait encore, et il regarda par la fenêtre. À son képi, il reconnut Jules, l’agent de police.

Curieux de ce que pouvait lui vouloir le camarade, il descendit rapidement, et alla ouvrir.

«Quelle nouvelle? demanda-t-il.

– T’es seul? interrogea l’agent de police.

– Oui. Entre.»

Jules entra.

«Et Germaine? demanda-t-il.

– Elle dort encore.

– T’es sûr?

– Je viens d’aller en haut.

– Ah! tu te méfies, t’as raison.

– Pourquoi ne parles-tu pas tout haut?

– Je ne veux pas qu’elle nous entende.

– Qui? Germaine?

– Oui J’ai appris des affaires sur son compte.

– Quoi?»

Par prudence, Jules entraîna Sylvain auprès de la fenêtre de la rue, loin de la porte de l’escalier:

«Elle fait des blagues, chuchota-t-il.

– Germaine?

– Oui», fit Jules, de la tête.

Sylvain avait compris tout de suite.

«Avec qui? demanda-t-il.

– Tu le sauras tout à l’heure. Je ne te le dirai que si tu promets d’être raisonnable.

– Tu me prends pour un gosse? Dépêche-toi de me dire qui.

– Laisse-moi d’abord te dire comment je le sais. C’est un copain qui me l’a dit, un agent. Il va toujours chez Henri, tu sais. Et il l’a su là, par hasard. Elle va en chambre tous les jeudis.

– Je sais, maintenant, dit Sylvain. C’est Lourges.

– Oui.

– Je commençais à m’en douter, depuis l’affaire de la perquisition.

– Ça ne te fait pas trop de bile?

– Pourquoi me ferais-je de la bile?

– Tiens… dit Jules, un peu surpris du calme de Sylvain. En tout cas, moi, je suis venu te dire de te méfier. Tiens ça pour toi, tu comprends. Je risque ma place. Mais fais attention, elle ne sera pas longtemps sans raconter tes affaires au douanier, si elle ne l’a pas déjà fait. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant?

– Rien.

– Tu ne vas rien lui dire?

– Si. Plus tard, peut-être. Je m’en fous, maintenant, mon vieux, tu comprends. César est bouclé, Tom est mort…

– Mort?

– Oui, la nuit d’avant-hier. Je voudrais que tout ça finisse. J’en ai marre…

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