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Haletante, Germaine se leva de la chaise où elle veillait; et, sa lampe à la main, elle s’approcha de la porte. Elle n’entendit plus rien.

«C’est toi, Sylvain?» demanda-t-elle, angoissée.

Et, dehors, il y eut un gémissement, une plainte qui semblait contenir toute la misère humaine, quelque chose à vous donner le frisson. Germaine ouvrit sa porte. Et devant elle, elle reconnut Sylvain.

Il était terrible à voir. Sordide, dégoûtant, les vêtements en lambeaux, plaqués de boue, gris de poussière, il portait sur lui les traces de tous les lieux infâmes où il avait traîné, au cours de ces deux jours. Un de ses pieds était déchaussé. Et par les trous de sa chaussette usée, son pied nu passait. Mais son visage surtout épouvanta Germaine. Elle y retrouvait les traits de Sylvain, et cependant ce n’était plus lui. Il y avait sur ces traits abêtis, dans ces yeux qui ne voyaient plus, dans cet avilissement de tout le visage par l’alcool et par l’épuisement, quelque chose qui témoignait d’une souffrance indicible, comme si dans son abrutissement la conscience s’était encore souvenue.

«Seigneur!» cria Germaine.

Elle le fit entrer, s’asseoir. Elle le déchaussa, essuya ses mains boueuses, son front qui saignait par une déchirure, ses lèvres salies de bave. Elle était apitoyée, malgré sa colère. Elle se sentait navrée de voir son homme en cet état. Et elle oubliait sa rancœur, elle essaya de le consoler, de le remonter. Lui se laissait faire comme un enfant. Parfois il exhalait cette plainte semblable à un râle, qui épouvantait Germaine. Et, toutes seules, sans une contraction, sans un tressaillement de son visage, les larmes se formaient encore dans ses yeux, s’accrochaient à ses cils et roulaient sur ses joues. Il s’endormit sur une chaise sans avoir fait un geste. Et même dans son sommeil, une douleur surhumaine continua de le faire pleurer.

Sylvain recommença son métier de fraudeur. Il reprit sa vie d’autrefois. Il sembla avoir pardonné à Germaine. Mais il la fit travailler aussi, désormais. Il lui fit porter du tabac, il l’envoya même en chercher en Belgique.

Pour le reste, il redevint le Sylvain qu’elle avait connu. Mais il sentait bien, lui, qu’il n’était plus le même être. Il y avait en lui quelque chose de glacé, de froid. Il lui semblait être comme ces femmes qui portent en elles un enfant mort.

XVI

Pour passer à la frontière, maintenant que Sylvain la forçait à travailler, Germaine employait le stratagème qu’il lui avait enseigné.

Elle partait avec une amie, entrait avec elle en Belgique. Et pour le retour, elle laissait la compagne s’en aller en avant, jusqu’au poste de douane. Arrivée là, l’amie, qui n’avait sur elle aucune marchandise prohibée, passait tranquillement, en ayant soin toutefois de jeter un coup d’œil à l’intérieur du poste, pour voir si la visiteuse était dans le bureau. Si elle l’y voyait, à peine dépassée la frontière, elle faisait de loin un signe à Germaine qui, à une centaine de mètres de là, toujours en Belgique, attendait sans la quitter des yeux. Et Germaine comprenait ce signal. Il était bien visible. La compagne, sans se retourner, pour ne pas attirer l’attention des douaniers, s’arrêtait quelques secondes, faisait semblant de rattacher sa jarretière au-dessus de son genou. Puis elle continuait sa marche.

Mais cela avait suffi. Germaine savait que la visiteuse était là. Elle ne risquait pas l’aventure. Elle faisait demi-tour, rapportait le tabac dans la petite épicerie où elle se fournissait, et attendait un jour plus favorable.

Si la compagne s’éloignait sans avoir fait le signe convenu, Germaine, à son tour, passait la frontière.

Elle était jolie femme, de cette race lourde et bien en chair que les gens du peuple recherchent. Et elle savait user de cette force. Elle saluait les douaniers d’un bonjour tout souriant. Elle répondait gaillardement aux plaisanteries galantes des plus hardis. Elle rabattait d’une tape énergique, mais point effarouchée, la main téméraire qui se risquait vers ses charmes, sans se douter qu’ils étaient de contrebande. Et elle passait ainsi tranquillement ses trois kilos de tabac à chaque voyage.

Il lui arriva deux ou trois fois de tomber sur un douanier plus sévère, qui, voulant faire du zèle, et s’étonnant de l’opulence de cette poitrine, parlait de la fouiller. Mais Germaine connaissait le rôle à jouer, en cette occurrence. Elle feignait l’indignation, refusait obstinément de se laisser fouiller, exigeait qu’on la fît entrer dans le poste et qu’on allât quérir une visiteuse. Cette énergie impressionnait les douaniers. Et, pour éviter le dérangement d’aller chercher une femme et de procéder à toutes ces opérations ennuyeuses, ils avaient chaque fois laissé partir Germaine sans plus insister. C’était pour cela que Germaine ne s’aventurait qu’en l’absence de la visiteuse.

Ce jour-là, comme d’habitude, elle était allée chercher son tabac, – trois kilos de Richemond – dans une petite boutique, juste derrière le bureau des douaniers belges, qui était en retrait de la frontière d’une centaine de mètres. Elle entra dans la cuisine de la boutiquière, elle plaça les paquets de tabac sous son corset, les massant à la place des seins, et, derrière, autour des hanches. Avant de sortir, elle se regarda longuement dans une glace. Sa charge ne pouvait pas se deviner. Germaine paraissait seulement un peu plus ronde.

Satisfaite, elle paya son dû, et sortit, rejoignit sa compagne qui l’attendait sur le trottoir.

«Vas-y, dit-elle. Je te suis.»

L’amie partit en avant. À cent mètres derrière, venait Germaine. De loin, elle ne quittait pas des yeux la silhouette de sa compagne.

L’amie arrivait devant le bureau français. Elle s’arrêta Germaine la vit qui parlait familièrement à l’un des préposés, et, tout en riant, regardait par la fenêtre à l’intérieur du poste. Puis elle passa.

«Hé! Germaine», cria quelqu’un à ce moment.

Germaine se retourna. Elle reconnut une vieille femme avec qui elle avait travaillé autrefois.

«Ça va, Honorine? demanda-t-elle.

– Bé oui. Et toi? Qu’est-ce que tu deviens? Et Sylvain?

– Ça va toujours aussi. Tu vas en Belgique?

– Oui, dire bonjour à ma fille. Et qu’est-ce que tu fais, maintenant?

– Rien. Sylvain gagne bien la vie. Mais fais pas attention, Honorine, je suis pressée. À l’occasion, on se parlera un peu plus longtemps, hein?

– C’est ça. Des compliments à ton homme.

– J’aurais soin.»

Germaine reprit sa route. Mais devant elle, elle ne vit plus sa compagne. L’amie était partie. Avait-elle ou non fait le signe convenu? Germaine ne pouvait le dire.

Quelques secondes, Germaine hésita. Et si la visiteuse était là? Germaine eut envie de retourner sur ses pas, pour recommencer un peu plus tard. Puis elle se décida tout de même. Ce serait bien le diable que la compagne se fût arrêtée, eût pu se baisser, raccrocher ostensiblement sa jarretière, et repartir avant que Germaine l’eût vue.

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