«Je n’ai pas parlé une demi-minute avec Honorine», se dit-elle.
Et, hardiment, elle passa la frontière, marquée par un poteau, elle s’avança jusqu’au poste de douane. Un énorme câble, maintenu rigide par une longue planche, s’accrochait à deux bornes de ciment et barrait le pavé. Mais sur le trottoir, le passage était libre.
«Rien à déclarer, la belle? demanda le douanier, un Corse, à en juger par son accent.
– Rien du tout», répondit Germaine, ouvrant le filet vide qu’elle portait à son bras, pour se donner l’air d’une ménagère qui part en courses. Et comme elle voyait que l’homme regardait avec insistance sa poitrine gonflée de façon anormale, elle voulut brusquer les choses et passer outre.
«Pas si vite, pas si vite, dit l’homme, la retenant par le bras. Et là, il n’y a rien?
– Bas les pattes, cria Germaine, jouant l’indignation. Je ne veux pas qu’on me touche!
– C’est bon. Entrez au bureau. On va vous visiter.
– Vous ne pensez pas, bien sûr, que je vais me laisser visiter par un homme?
– La visiteuse est là.»
Germaine se sentit inondée de sueur. Elle était prise. C’était la première fois. Elle éprouvait une telle émotion que malgré son assurance de femme qui en a vu de toutes les sortes, son visage se décomposa. Le douanier s’en aperçut.
«Allons, entrez, entrez, dit-il sur un ton d’impatience.
– C’est pas la peine, monsieur, puisque je vous dis que je n’ai rien.»
Elle lui lança un regard suppliant, elle essayait de le toucher, de l’attendrir. Mais l’homme ne se laissait pas ébranler.
«On verra bien, dit-il. Dépêchez-vous.»
Brusquement, Germaine lui donna une poussée vigoureuse, le repoussa sur le banc placé contre le mur, si fort qu’il s’y assit malgré lui. Et elle s’élança vers la frontière.
La Belgique n’était pas à cent mètres. Si elle l’atteignait, elle était sauvée.
«Femelle!» cria le douanier.
Et il fut debout tout de suite, il courut derrière Germaine. Elle entendit derrière elle le bruit de ses lourds souliers ferrés.
Germaine était leste et robuste. Elle distançait le douanier, elle n’était plus à dix mètres de la Belgique quand elle heurta un pavé disjoint et tomba. L’homme fut sur elle. Mais elle était déjà repartie, suivie de si près par le douanier qu’elle percevait distinctement le bruit de son souffle haletant. Une main lui attrapa le bras. Mais elle atteignait le poteau-frontière, elle s’y cramponnait, hurlant de toutes ses forces:
«Au secours! Au secours!»
Il n’y avait personne. Le douanier, furieux, l’enlaça à bras-le-corps, essaya d’une secousse vigoureuse de lui faire lâcher prise. Mais Germaine enfonçait ses ongles dans le poteau, s’y agriffait comme un chat. Alors le douanier lui donna un violent coup de poing sur les doigts. Germaine ouvrit les mains. Et bien qu’elle se débattît encore, l’homme l’entraîna jusque dans le bureau de douane.
Il n’y avait là qu’un second préposé et la visiteuse. Sans résister davantage, Germaine tira de son corset et de sa jupe ses trois kilos de tabac.
«C’est tout? demanda le douanier qui l’avait arrêtée.
– Oui, dit Germaine en pleurant. Pas la peine de me visiter.»
Elle dut cependant se laisser encore fouiller des pieds à la tête par la visiteuse, les deux hommes étant sortis sur le trottoir et ayant fermé la porte du poste.
«Eh bien, demanda le préposé quand, la fouille achevée, il put rentrer dans le poste, est-ce que vous avez de l’argent? Voulez-vous transiger?
– Ça me ferait combien? demanda Germaine, en qui cette proposition avait réveillé un espoir.
– Ça, d’après le tarif, autour de huit, neuf cents francs.»
Germaine s’effondra.
«Je n’ai que quarante-trois francs.
– Alors, rien à faire.»
Germaine se remit à pleurer, moitié par chagrin, moitié pour attendrir les douaniers. Mais ils étaient habitués, ils restaient insensibles.
«Qu’est-ce que vous allez faire de moi? demanda-t-elle.
– Vous le verrez bien. Attendez toujours que le lieutenant arrive.»
Ces paroles donnèrent une idée à Germaine.
«Monsieur, demanda-t-elle, est-ce que vous connaissez Lourges, Désiré Lourges?
– De la «mobile»? Bien sûr.
– Bon. Eh bien, prévenez-le que Germaine est arrêtée.
– Qu’est-ce que ça peut lui faire? Il vous connaît?
– Oui. Prévenez-le.
– Faut pas se foutre de nous, la belle, Lourges a d’autres chats à fouetter…
– Écoutez, prévenez-le toujours. Ça ne coûte pas cher, hein? insista Germaine, sentant que les deux hommes étaient ébranlés. Vous verrez qu’il viendra tout de suite.»
Les douaniers se regardèrent. «Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que je demande là? C’est pas un bien grand service.
– Bah! dit l’un des hommes, on peut toujours lui téléphoner, à la mobile. On verra.»
Une heure après, Lourges arrivait en taxi. Et, l’affaire arrangée avec ses collègues, il emmenait Germaine à Dunkerque. Mais il ne la relâcha pas. Il la fit monter avec lui dans son bureau, au siège de la brigade mobile. Et, derrière elle, il donna un tour de clef à la porte. Il vint s’asseoir dans son fauteuil à bascule. Alors, seulement, il lui parla. Car depuis qu’il était arrivé au poste de douane où elle était retenue, il ne l’avait ni interrogée, ni même regardée.
«Tu vas bien, la fille, dit-il. Trois kilos! Tu deviens folle? Tu prends les douaniers pour des imbéciles?»
Germaine, écrasée sur sa chaise, s’était remise à pleurer.
«Qu’est-ce qui se passe? continua Lourges. T’étais à sec?»
Germaine voulut répondre, mais ses sanglots l’étouffaient.
«Foutue bête!» s’exclama Lourges.
Germaine releva la tête, ne comprenant pas.
«Oui, foutue bête, répéta Lourges. Tu penses que je n’ai pas compris?
– Quoi? put enfin interroger Germaine.
– Que c’est ton beau merle de Sylvain qui te fait faire ce métier. Il en a marre, de toi, ma fille. C’est sa poulette de Furnes qu’il lui faudrait, maintenant. Et quand tu seras coffrée, il sera débarrassé, il pourra retourner là-bas. Hein? Tiens! je ne comprends pas qu’une femme comme toi, à la page comme tu l’es, se laisse arranger ainsi, alors que si tu avais voulu?…»