– J’y vais.»
Germaine resta seule avec Mme Jeanne.
«Tu as vu Lourges? demanda celle-ci.
– Oui.
– Il est bel homme, hein?
– Oui.
– Et c’est un as, tu sais. Il en a déjà arrêté, des forts. – Sylvain vient te chercher, ce soir?
– Oui. Mais il n’aura plus rien sur lui, il doit tout livrer en route.
– Vaut mieux. Parce que Lourges, il sent le tabac belge comme un vrai chien de chasse. C’est incroyable. Et franc, avec ça. Il n’a peur de rien, il va dans les plus mauvaises boîtes, il se bat avec n’importe qui. Il a déjà reçu un coup de revolver dans l’épaule, et un coup de couteau au front. T’as pas vu la marque?
– Non.
– Ça commence à s’effacer, maintenant. Mais il était mal arrangé. Il est culotté, c’est sûr. Et tenace, avec ça. Quand il veut avoir quelqu’un, il l’a. Il sait rester des jours entiers au coin d’une rue, sans manger, sans même boire un verre, qu’il pleuve ou qu’il gèle. Quand il sait qu’il va passer du tabac, il n’y a rien pour le faire démarrer.
– Il ne doit pas connaître Sylvain?
– Non, il m’en aurait déjà parlé. Mais il a repéré César, ça, je le sais… – C’est un amateur de femmes, aussi. Il est marié, mais ça n’y fait rien, il «court» tout de même. Il a plaqué sa femme pour ça…»
Mme Jeanne s’interrompit, releva la tête, écouta un pas appesanti qui faisait gémir l’escalier.
«Le client de Nénette qui descend! Je vais le faire parler.»
Et elle courut à la cage de l’escalier, elle attendit le client, elle l’entraîna dans la cuisine.
«Viens prendre un verre, invita-t-elle. J’en ai du bon, dans la cuisine.»
L’homme entra. Mme Jeanne lui emplit un verre de porto.
«Ça oui, c’est du bon, dit-il après avoir bu.
– Celui des amis, mon gros. Et alors, ça a été, là-haut? Tu t’es bien amusé?
– Oui, oui.
– T’as été gentil pour la petite? Tu lui as donné un beau «dimanche»? Tu sais que c’est pour elle, son petit bénéfice.
– J’ai donné quinze francs. Ça peut aller, hein?
– C’est bien, c’est tout ce qu’il faut. Parce que la fois passée, t’étais pas si généreux.
– Si. C’est mon prix, moi. Je donne toujours quinze francs.
– Ah! dit Mme Jeanne. Je croyais… C’est bon, ça ne fait rien.»
L’homme but un second verre de porto, et s’en alla dans le café.
«Sacrée rosse, sacrée voleuse! s’exclama Mme Jeanne. Je vais l’avoir. Tu vas voir ça. Elle descend…»
La fille descendait, arrivait dans la cuisine. C’était une grande brune à la voix éraillée, aux yeux meurtris. À peine arrivée, elle s’assit sur une chaise. Et, l’air fourbu, elle bâilla, ouvrant largement la bouche, et montrant sa langue blanche et tout entartrée.
«Quel métier!» soupira-t-elle.
Mme Jeanne se contenait, tâchait de faire bonne figure.
«Eh bien, et nos comptes? demanda-t-elle.
– Voilà», dit la fille.
Elle tira de son bas deux billets de cinq francs.
«J’ai eu dix francs. Ça fait cinq pour moi, cinq pour vous.
– T’es sûre de ton compte? demanda Mme Jeanne.
– Oui.
– C’est bon. Tu peux remonter dans ta chambre et faire ton paquet. Je ne veux plus de toi ici.
– Et pourquoi?
– Parce que t’es trop bête pour me rouler, ma petite. On ne m’a pas comme ça, moi. T’étais pas encore née que je faisais déjà le métier, tu comprends. T’as eu quinze francs, à ton client, et quinze francs la fois passée, et quinze francs chaque fois qu’il monte avec toi. Je le sais: il me l’a dit. Et si t’étais pas une gourde, tu te serais méfiée, et tu n’aurais pas cherché à m’avoir. Maintenant, ouste! Va faire ta malle.
– Allez, allez, on ne va pas se disputer pour ça», essaya de dire la fille.
Mais Mme Jeanne fut inflexible:
«Ma maison est honnête. Pas besoin de voleur. Va-t’en.
– Mais je ne sais plus où aller, je suis brûlée partout, à Dunkerque. Et Louis va me foutre des coups… voyons, madame Jeanne…
– Va faire ta malle, je t’ai dit. N’y a rien à faire. Et si tu m’embêtes, j’appelle Henri. Il te mettra son pied quelque part, par-dessus le marché. Fous le camp…»
La fille sortit.
«À quelle heure qu’il vient te chercher, Sylvain? interrogea aussitôt Mme Jeanne, avec la tranquillité d’esprit d’une femme accoutumée à ces démêlés.
– Vers dix heures, qu’il a dit.
– T’as encore le temps, alors. Je vais te faire du café.»
Et la conversation continua.
VI
César et Sylvain ne rentrèrent qu’après dix heures. À ce moment, il n’y avait plus dans le café que M. Henri, plongé dans une conversation particulièrement intéressante avec Lourges. Le douanier, petit verre par petit verre, avait à peu près grisé son partenaire, qui, pour faire marcher son commerce, se dévouait volontiers. Et tandis que M. Henri parlait de ses ambitions, de ses projets futurs, Lourges, lui, l’interrogeait sur Germaine, par phrases adroites qui arrivaient, peu à peu, à élucider les points obscurs. Lourges s’intéressait à Germaine. C’était le genre de femme qui lui plaisait, jeune, grasse, robuste. Elle avait de beaux yeux luisants, qui pour un connaisseur révélaient la femme sensuelle et bien vivante. Elle paraissait honnête. Et cela, dans ce milieu, lui donnait un attrait de plus. Enfin Lourges avait cru deviner chez elle un certain intérêt pour lui. À force de questions insidieuses, il finit par savoir qu’ancienne pensionnaire de Mme Jeanne, elle s’était mariée, et passait pour sérieuse, ayant un mari qui gagnait beaucoup d’argent, et qu’elle paraissait aimer. Toutes ces difficultés ne faisaient qu’échauffer Lourges davantage.
Quand César et Sylvain entrèrent, Lourges ne prêta que peu d’attention à ces nouveaux venus, qui passèrent tout de suite dans la cuisine, en habitués. Il le regretta aussitôt, d’ailleurs, M. Henri lui ayant dit:
«Eh bien, vous l’avez vu? C’est lui, le mari.»
Lourges se retourna vivement, mais il était trop tard, Sylvain était déjà parti.
Lourges, d’instinct, sentit en lui une haine sourde naître, sans raison, simplement parce qu’il pressentait qu’il pouvait y avoir là un rival pour l’avenir.