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«Alors, il gagne bien sa vie, ce type-là, reprit-il. Et qu’est-ce qu’il fait?

– Je ne sais pas trop, dit M. Henri, qui, même ivre, gardait toujours le sens de la réalité. Il fait du commerce, dans les grains, je crois.

– Ah! En tout cas, il a une belle femme. Je le lui dirai la prochaine fois que je le verrai.

– Fais pas ça! s’exclama M. Henri. Il est capable de te casser la figure. Il l’aime, tu sais…

– Il en faudrait un autre que lui, pour me casser la figure», dit Lourges, orgueilleusement.

Et, machinalement, il se redressait, il bombait le torse, comme prêt à la lutte.

Mais M. Henri ne parut pas impressionné. Il fit une grimace de doute:

«Il est costaud aussi…»

Et Lourges sentit grandir en lui sa haine irraisonnée contre cet inconnu qui gagnait de l’argent, possédait une belle femme, et avait la réputation de pouvoir rivaliser avec lui, Lourges, en force musculaire. Il comprit cependant qu’il serait ridicule d’insister davantage sur ce sujet, et de montrer une forfanterie inutile. Il changea de conversation.

D’ailleurs, Mme Jeanne, maintenant, parlait de fermer le café. Onze heures allaient sonner. Il faudrait éteindre, si on ne voulait pas attraper de contravention. Elle avait expulsé la bande de clients éméchés qui occupaient encore le salon, – des petits jeunes gens en bordée, avec qui, d’ailleurs, elle avait eu une vive discussion, leur ayant fait payer des bouteilles de champagne vides qu’elle avait adroitement mêlées aux autres, dans le désordre de la table. Elle avait eu gain de cause, cependant, car elle leur avait fait peur en parlant d’une descente de police qui devait avoir lieu dans la nuit.

Le salon vidé, on éteignit les lumières. Mais Lourges n’était pas décidé à partir.

«J’ai des copains dans la police, dit-il. Vous attendez une visite, ce soir?

– Oui. Chaque fois qu’il y a une ronde par ici, ils viennent passer quelques heures. Je ne demande pas mieux. Il faut toujours être bien avec la police. Viens donc dans la cuisine, si tu veux les attendre.»

On laissa la porte de la rue entrebâillée. Et, tout étant éteint, on passa dans la cuisine. Là, Mme Jeanne tricotait paisiblement des bas pour son époux. César et Sylvain faisaient à deux des comptes compliqués, avant de s’en retourner. Et Germaine, tout près de son mari, regardait le feu sans rien dire, amollie, engourdie, dans cette bonne chaleur où sa nature indolente se complaisait.

Tout de suite, Lourges reconnut César. Et celui-ci reconnut aussi le «noir». Ils avaient déjà été en conflit ensemble. Ils se serrèrent la main sans animosité, cordialement même, – un peu comme des lutteurs, qui, après le combat, oublient toute rancune.

Mais aussitôt, Lourges eut des soupçons. Sylvain paraissait trop camarade avec César, c’était louche.

«Est-ce qu’il ferait aussi de la fraude? se demanda le douanier. Ce serait drôle.»

À la dérobée, il examinait le visage de l’homme, ne parvenait pas à le reconnaître. Jamais bien sûr, il ne l’avait rencontré. Et Lourges, pour les choses de son métier, avait une mémoire infaillible.

Sylvain non plus n’avait jamais rencontré Lourges. Mais il le connaissait de réputation. Il était très tranquille, cependant: il n’avait pas une cigarette belge sur lui, et le «noir» ne pouvait pas le soupçonner. Sylvain était donc plutôt content de pouvoir regarder à son aise, en toute sécurité, la grande vedette de la brigade mobile. Et, chacun dans son coin, les deux hommes se jetaient de temps en temps des regards rapides et scrutateurs.

Ils n’eurent d’ailleurs pas le temps de s’examiner longtemps. La porte de la rue grinça sur ses gonds.

«Les voilà», dit Mme Jeanne en relevant la tête.

Et M. Henri courut bien vite faire de la lumière pour ces messieurs de la police. Les agents entraient, joyeux, contents de la bonne partie qu’ils se promettaient, dans ces lieux où ils étaient maîtres. Ils serrèrent la main à tout le monde, firent à Lourges un signe discret, qui ne risquait pas de le compromettre, et ils retournèrent dans le salon, où M. Henri débouchait pour eux du champagne. Seul, Jules, le voisin de César, resta dans la cuisine pour parler un peu avec celui-ci et Sylvain. Il avait vu Germaine, et n’osait pas se risquer à faire la noce devant elle. Elle aurait pu le dire à sa femme. César, du reste, l’avait tout de suite accroché au passage, car ils étaient grands amis.

«Ça va la police? demanda le fraudeur.

– Mais oui. Et le tabac?

– Ça va aussi. Ce sacré Lourges, il n’a pas encore réussi à m’avoir.»

Tout le monde dut rire, Lourges le premier. Ce César, il savait prendre drôlement les choses. Et Lourges jeta décidément le masque, il commanda une tournée générale, et se mêla à la conversation sans plus de réticence. On était là en amis, la lutte était interrompue pour le moment, il serait bien temps de la reprendre demain.

De son coin, à la dérobée, Germaine regardait Lourges. Elle était tout contre l’épaule de Sylvain, elle se reposait là, dans un engourdissement heureux. Et cela lui semblait agréable, de regarder ce bel homme. Elle le trouvait superbe. Il émanait de lui une impression de force et d’assurance qui frappait la jeune femme. Des lointains bourbeux de sa vie d’aventures, elle avait gardé le respect de la vigueur musculaire. Malgré elle, un homme puissant lui faisait peur et l’attirait. Germaine se sentait devant lui sans résistance. Elle comprenait qu’elle ne pourrait que lui obéir et le suivre docilement, si jamais il devinait ce qui se passait en elle.

Lourges, lui aussi, regardait Germaine, de temps à autre. Décidément, elle lui plaisait. Amateur de femmes, il avait de ces situations une expérience déjà vieille. Son regard n’avait pas croisé trois fois celui de Germaine qu’il comprenait déjà qu’elle éprouvait pour lui un certain intérêt. Et cela lui donnait de l’aplomb. Il parla plus haut, fit de l’esprit, en imposa à tout le monde par la façon nette dont il avançait ses affirmations. Il donnait l’impression d’un homme sûr de lui, sachant ce qu’il disait et ce qu’il voulait. Et tout le monde, Germaine la première, l’écoutait avec admiration. De temps en temps, il se tournait vers la jeune femme, il la regardait, tout en parlant, avec tant d’insistance que Germaine avait l’impression qu’il ne parlait que pour elle seule. Cela la troublait, elle détournait les yeux, et, sitôt qu’il ne la regardait plus, elle les dirigeait de nouveau vers lui. Quand leurs regards se croisaient, elle avait un cillement, un rapide battement des paupières, que Lourges remarquait. Et, échauffé, il se montra généreux, il commanda de nouvelles tournées. Sourdement, une hostilité croissait en lui contre Sylvain. Il examina le fraudeur, par coups d’œil rapides, en dessous. Et, prompt à juger les hommes, il s’irritait de ne trouver aucun point faible, aucun défaut physique chez l’ancien boxeur. Il était forcé de reconnaître que cet homme était bien bâti, large de poitrine, lourd de membres sans excès, souple malgré la puissance de sa musculature. C’était un bel animal de combat, incontestablement.

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