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«Je rentrerai tard, ce soir, avait dit Sylvain à Germaine, un midi, en s’en allant. Je pars avec César porter du tabac à Gravelines.

– À quelle heure ça veut-il dire, «tard»?

– Dix heures, dix heures et demie…

– J’irai t’attendre chez Louise, alors, dit Germaine, qui était peureuse.

– Elle n’est pas là. César m’a dit qu’elle était partie jusqu’à demain soir. Elle a son père qui est malade, elle doit le veiller.

– Je ne peux quand même pas rester ici toute seule. Je vais mourir de peur, moi, dans ce désert.

– Tu n’as pas besoin de m’attendre. Va te coucher.

– C’est ça! Pour être assassinée dans mon lit! Non, non. J’irai jusqu’à Dunkerque, plutôt. Je dirai bonjour chez Jeanne, et tu passeras me prendre en revenant.

– Comme tu voudras», dit Sylvain.

Il n’aimait pas beaucoup voir Germaine retourner ainsi chez ses anciens patrons, dans ce café louche où il l’avait connue. Mais il n’était pas contrariant.

Sylvain parti, Germaine fit donc sa toilette rapidement, et elle partit pour Dunkerque. Elle aimait ces sorties. Dans ces occasions-là, elle choisissait toujours ses toilettes les plus reluisantes, pour faire sensation. Et aujourd’hui elle avait une robe de faille de soie noire à volants, avec le manteau de même tissu, formant «ensemble». Son col de fourrure, un tour de cou d’hermine, était un cadeau de Sylvain. Avec ça, un chapeau garni d’une grosse plume qui lui cachait la joue et lui flattait le visage, des souliers en peau de daim brune, à grosse boucle de strass, des gants de fil gris perle, et un sac à main en box-calf bleu, avec une initiale d’argent. Ça faisait très «dame», comme elle disait elle-même.

Quand elle arriva à Dunkerque, la pluie commença à tomber. Germaine dut ouvrir son tom-pouce, un autre cadeau de Sylvain. Et, son parapluie en main, elle allait le long des quais gras de boue, elle sautillait de pavé en pavé, marchant précieusement sur la pointe des pieds, pour ne pas s’éclabousser, avec des précautions, des mines de chatte qui craint de se mouiller les pattes. Des hommes se retournaient sur elle, riaient, témoignaient avec ou sans discrétion de leur admiration. Elle sentait tout cela, cette curiosité, cet intérêt qu’elle éveillait ainsi sur son passage. Avec son flair d’ancienne femme de vice, elle n’avait pas besoin de regarder pour voir. Elle devinait les suiveurs. Et d’instinct, sans même y penser, elle retrouvait alors inconsciemment son allure, sa démarche d’autrefois, ce déhanchement, ce balancement de la croupe qu’elle employait jadis pour aguicher les passants.

Elle parcourut ainsi les quais de Dunkerque, suivant les trottoirs boueux, parmi la bousculade des marins, des débardeurs, des marchandes de poisson, des flâneurs et des promeneurs qui encombraient le passage. Elle devait à tout instant se détourner pour éviter des tas de détritus, enjamber des câbles, contourner des obstacles de toute sorte. Elle passait, avec l’indifférence de l’habitude, dans ce grouillement d’activité, au pied des grands voiliers gris, à la mâture embrouillée de cordages; elle ne regardait même plus les chalutiers, les barques de pêche, les grands vapeurs qui dormaient là, flanc à flanc, sur l’eau glauque et profonde, où surnageaient des immondices. Elle ne voyait pas le travail des cyclopes des grues dont les flèches, lentement, tournaient sur le ciel, et promenaient à bout de câble des fardeaux oscillants. Elle ne sentait plus à ses narines le violent arôme de toutes ces choses de la mer, poisson, vent salin, varech, qui se mêlait à la fumée charbonneuse des grues, au parfum âcre de l’essence brûlée.

Elle arriva ainsi devant un petit café, donnant sur une placette qui s’ouvrait largement, par deux de ses côtés, sur les quais. Sept ou huit estaminets semblables formaient tout le fond de cette place; celui de l’ancienne patronne de Germaine se distinguait des autres, banalement peints de vert ou de marron, par une façade violette, rehaussée de filets jaunes, qui visait évidemment à faire «art moderne». Avant d’entrer, Germaine savait déjà le décor qu’elle allait trouver à l’intérieur: un café qu’on avait voulu élever au rang de bar par un papier à fleurs excentriques, un comptoir compliqué, des glaces en losange, un lustre en bois peint d’où tombait une fade lueur rose, des tables toutes petites, cerclées de cuivre, et des tabourets instables, ridiculement surhaussés. Du temps de Germaine déjà, les choses étaient en cet état. Elles n’avaient pas changé.

L’entrée de Germaine fit sensation. Il y avait du monde. Le café était plein. Et le salon lui-même était encombré de clients qui buvaient du champagne, ou tout au moins du «mousseux» rebaptisé pour la circonstance. Germaine traversa ce tumulte, suscitant sur son passage une bruyante clameur d’admiration. Elle ne sourit même pas. Elle avait l’habitude de cet accueil enthousiaste, de ces clameurs de gens ivres qui saluaient généralement l’arrivée de n’importe quelle femme dans la maison de M. Henri. Elle entra dans la cuisine, où Mme Jeanne était occupée à faire ses comptes.

Mme Jeanne était une petite bonne femme, de quarante ans à peu près, ronde, boulotte, forte de poitrine et de hanches, et que son embonpoint n’empêchait pas de courir sans trêve ni répit, du haut en bas de toute sa demeure. Elle portait toujours de longues robes convenables, des tabliers décents de bonne ménagère. Par en bas passaient ses énormes jambes courtes, aux chevilles massives. Ses bras nus sortaient de ses manches, toujours relevées sur ses coudes, et, rouges, vermeils, riches d’un sang généreux qu’on sentait courir à fleur de peau, ils donnaient l’impression d’une santé florissante. Elle avait une bonne figure, large, grasse, épanouie, que des veinules sillonnaient. Sa peau luisante brillait de sueur et de graisse. Et, le nez petit, relevé en pied de marmite, les yeux très gros, gris, placides, les lèvres molles et larges, les cheveux filasse tendus sous un gros chignon, à la mode d’autrefois, elle semblait une brave ménagère, bien plus que la patronne d’un bar mal famé.

«Tiens, dit-elle en voyant entrer Germaine, c’est toi, ma fille? Assieds-toi donc. Et ça va toujours?

– Ça va», dit Germaine.

Et elle prit une chaise, s’assit auprès du feu, tendit les mains à la chaleur.

«Tu fais tes comptes? demanda-t-elle.

– Non. Mon chiffre d’affaires. Et je ne me rappelle plus si c’est le 17 ou le 18 que j’ai vendu tant de champagne.

– Qu’est-ce que ça peut faire?

– Ah! ma petite… Et si c’était un agent des contributions, celui qui est venu faire cette noce-là? Il peut l’avoir fait exprès pour me pincer. Je me rappelle, il avait une drôle de bobine. Il n’aurait qu’à venir contrôler mon livre, et je suis refaite… – Et Sylvain, qu’est-ce qu’il devient? Toujours au tabac?

– Toujours.»

Mme Jeanne s’intéressait beaucoup à Germaine. C’était une des anciennes pensionnaires. Elle était restée là pendant passé quatre ans. Et les deux femmes, chose rare, s’entendaient très bien, ne se querellaient jamais. Puis Sylvain était venu, il avait connu Germaine, l’avait aimée. Et quand il exigea que Germaine quittât ce métier pour être à lui exclusivement, Mme Jeanne en avait eu un gros chagrin. Elle comprenait cependant qu’il le fallait, que c’était pour le bien de la fille. Mais à vivre si longtemps ensemble, elles s’étaient attachées. Quand une ancienne pensionnaire de Mme Jeanne la quittait, la patronne lui faisait promettre de lui écrire, elle aimait rester en relation, un moment tout au moins, jusqu’à ce que la vie les séparât définitivement. Germaine, elle, était restée l’amie de Mme Jeanne jusqu’à ce jour. Elle habitait tout près de Dunkerque. Le métier de Sylvain le mettait en rapports fréquents avec les clients de M. Henri, le patron. Si bien qu’il ne se passait pas de semaine que Germaine ne vînt dire le bonjour à Mme Jeanne. Elle aimait ces visites. Elle retrouvait là une ambiance connue, le langage, les têtes, les odeurs, le décor de sa jeunesse. Et puis, sa condition nouvelle de femme mariée l’enivrait un peu. Elle se sentait fière de venir se montrer là, honnête et respectable, à ces femmes qui l’avaient connue fille de joie comme elles. Elle était comme ces parvenus qui, sortis de rien, reviennent plus tard éblouir du spectacle de leur grandeur leur village natal. De plus, elle était à l’aise maintenant. Sylvain gagnait beaucoup d’argent, et Germaine en profitait. Elle s’achetait de belles toilettes, des choses trop coûteuses, des coquetteries inutiles, ayant gardé dans sa nouvelle position ses anciens goûts de fille, pour qui l’argent, vite gagné, se dépense de même. Elle n’arrivait jamais chez Mme Jeanne sans arborer quelque nouvelle fanfreluche, un chapeau, des gants en «Suède», une robe en crêpe de Chine, des souliers en peau de serpent, ou bien une écharpe, un sac à main, un tom-pouce à manche excentrique. Et cela faisait crever de jalousie les pensionnaires de Mme Jeanne, devant qui Germaine étalait vaniteusement ses parures.

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