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Ni Jack ni personne ne s’en doutait: mais d’Argenton le savait, lui, et c’était une gêne, une honte vis-à-vis de lui-même, vis-à-vis surtout de l’enfant de cette femme, qu’il se prenait à haïr comme autrefois.

Au bout de huit jours, le garçon de bureau fut déclaré incapable.

– Il ne nous sert à rien; bien loin d’aider, c’est plutôt un dérangement pour tout le monde.

– Mais, mon ami, je t’assure qu’il fait tout ce qu’il peut.

Elle se sentait plus courageuse à le défendre, depuis la grande terreur qu’elle avait eue.

– Enfin, qu’est-ce que tu veux? Je te dis qu’il me gêne. Comment t’expliquer cela? Il n’est pas dans son milieu avec nous. Il ne sait ni parler ni s’asseoir. Tu ne vois pas comme il se tient à dîner, les jambes écartées, toujours à une lieue de la table, comme il s’endort dans son assiette… Et puis ce grand garçon constamment à tes côtés, ça te vieillit, ma chère… En outre, il a des habitudes déplorables. Il boit, je te dis qu’il boit. Il nous apporte ici des odeurs de cabaret. C’est l’ouvrier, quoi!

Elle baissa la tête et pleura. Elle s’en était aperçue qu’il buvait, mais à qui la faute? Ne l’avaient-ils pas eux-mêmes jeté au gouffre?

– Voyons, Charlotte, j’ai une idée. Puisqu’il est encore trop faible pour se remettre au travail, envoyons-le se rétablir à Étiolles. Il passera quelque temps à la campagne, au bon air, et nous aidera peut-être à sous-louer «parva domus» qui nous est restée sur le dos avec un bail de dix ans. Nous lui enverrons un peu d’argent, tout ce qu’il faut… Cela lui fera du bien.

Elle lui sauta au cou avec un élan de reconnaissance:

– Oh! tiens!… C’est encore toi le meilleur de tous.

Et, sur-le-champ, il fut convenu qu’elle irait le lendemain installer son fils aux Aulnettes.

Ils arrivèrent par un de ces beaux matins d’automne, doux et dorés, qui semblent un été apaisé, allégé de sa chaleur brûlante et lourde. Pas un souffle dans l’air, mais des chants d’oiseaux en quantité, des crépitements dans les feuilles tombées, et un parfum de maturité, de foins secs, de bruyères brûlées, de fruits bons à cueillir. Les sentiers du bois à peine éclaircis, semés de fleurs jaunes, sentant le soleil moins puissant, donnaient aussi moins d’ombre, et silencieux, veloutés, s’en allaient vers les clairières. Jack les reconnaissait tous, ces chemins. En y posant le pied, il reprenait possession de quelques années de son enfance, heureuses, inoubliables, où malgré les tristesses de sa fausse position il avait senti son être s’épanouir dans la bonne, dans la libre Nature. Elle aussi semblait le reconnaître, l’appeler, l’accueillir. Dans son âme attendrie de tous ses souvenirs et de toute sa faiblesse, Jack entendait une voix réconfortante et douce: «Viens à moi, pauvre enfant, viens sur mon cœur aux battements lents et calmes. Je t’enlacerai, je te soignerai. J’ai du baume pour toutes les blessures, et celui qui les cherche est déjà guéri…»

Charlotte quitta son fils de bonne heure; et la petite maison, toutes ses fenêtres ouvertes à l’air tiède, aux bourdonnements du jardin légèrement inculte qui mêlait ses fleurs et ses fruits dans le renouveau de l’arrière-saison, la petite maison que Jack parcourait de pièce en pièce en se baissant un peu pour rechercher dans tous les coins les miettes de son enfance disparue, s’accorda pour la première fois et sans aucune ironie avec l’inscription de son frontispice:

Petite maison, grand repos.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

TROISIÈME PARTIE

I CÉCILE

Mais c’est de la diffamation, cela. Tu as le droit de l’attaquer en justice, ce misérable Hirsch. M’avoir laissé cinq ans avec cette conviction que mon ami Jacques était un voleur!… Canaille, va!… Il était venu chez nous exprès pour m’apprendre cette nouvelle, il pouvait bien revenir pour la désavouer, puisque ton innocence était reconnue, constatée, et constatée dans les termes les plus flatteurs, les plus éloquents pour toi. Voyons! montre-moi encore ton livret.

– Voilà, monsieur Rivals.

– C’est superbe. On ne répare pas mieux un tort involontaire. Ce directeur est un brave homme… Ah! tiens! je suis content. Ça m’avait souvent tourmenté, cette idée que mon élève était devenu un coquin… Et dire que si je ne t’avais pas rencontré par hasard chez les Archambauld, j’aurais pu garder cette pensée-là encore longtemps!

C’était, en effet, dans la petite maison du forestier que M. Rivals venait de retrouver son ancien ami.

Depuis dix jours qu’il habitait les Aulnettes, Jack vivait comme un brahme contemplateur, plongé dans le grand silence de la nature, humant les derniers beaux jours, se pénétrant de leurs soleils attiédis, ne sortant de chez lui que pour s’enfoncer dans le calme vivant de la forêt. Les arbres lui donnaient de leur sève, le sol de sa vigueur, et parfois, en secouant son front pour y réveiller la pensée, il lui semblait qu’il perdait un peu de sa laideur de malade et de forçat sous le ciel fin, profond, épuré, dont l’automne aux tranquilles rayons laissait voir au loin les espaces.

Les seuls êtres humains avec lesquels il fut en relation étaient les Archambauld, dont il avait conservé un si bon souvenir. La femme lui rappelait sa mère qu’elle avait servie longtemps, affectueuse et fidèle; l’homme, le bon géant, silencieux et sauvage, absorbé comme un faune dans la végétation du bois, évoquait pour lui tout un passé de promenades délicieuses et fortifiantes. Il revivait son enfance, entre ces deux solitaires. La femme lui achetait son pain, ses provisions, et souvent, quand il avait la paresse de rentrer chez lui, il faisait cuire lui-même dans la cendre de leur foyer quelque repas élémentaire. Il restait là sur un banc devant la porte, à fumer sa pipe à côté du garde. Ces gens ne le questionnaient jamais. Seulement, à le voir, les pommettes enflammées, si maigre dans sa longue taille, le père Archambauld avait ces hochements de tête tristes avec lesquels il regardait ses bois de hêtres envahis par les charançons.

Ce jour-là, en arrivant chez ses amis, Jack avait trouvé le mari alité, atteint d’une violente attaque de rhumatismes articulaires qui, deux ou trois fois par an, jetaient ce colosse à bas, le couchaient comme un grand arbre foudroyé. Debout à son chevet, un petit homme vêtu d’une longue redingote, dont les basques pleines de journaux et de livres lui battaient sur les jambes, se tenait, tête nue, sa belle crinière blanche tout ébouriffée. C’était M. Rivals.

L’entrevue fut embarrassée d’abord. Jack était honteux de se trouver en face du vieux docteur dont il se rappelait les sinistres prédictions.

M. Rivals, attribuant cette gêne à la pensée du vol, restait lui-même très froid. Mais la faiblesse de ce grand garçon le toucha malgré tout. Ils sortirent ensemble, revinrent à pied en causant, par les petits chemins verts de la forêt; et d’un sentier à l’autre, d’un détail vague à un plus précis, ils étaient arrivés à la limite du bois et à l’explication complète du malentendu.

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