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IX LA PETITE NE VEUT PLUS

Longtemps il crut que sa mère reviendrait. Le matin, le soir, dans le silence de son travail, il s’imagina entendre bien des fois le frôlement de sa robe dans le couloir, son pas léger près de la porte. Lorsqu’il allait chez les Roudic, il regardait toujours au pavillon de la rue des Lilas, espérant le trouver ouvert et son Ida installée dans ce refuge dont il lui avait envoyé l’adresse: «La maison t’attend… Elle est là pour toi… Quand lu voudras, tu n’as qu’à venir…» Rien, pas même une réponse. L’abandon était réel, définitif, plus implacable que jamais.

Jack eut un grand chagrin. Quand nos mères nous font du mal, cela blesse comme une erreur ou une cruauté de Dieu, comme une douleur contre nature. Mais Cécile était magicienne. Elle connaissait les baumes, les simples, tous ces calmants qui ont des noms de fleurs et qui parfument les guérisons. Elle savait les mots enchantés qui apaisent, les fermes regards qui font revivre, et sa tendresse délicate, ingénieuse, défiait toutes les férocités du destin. Un puissant réconfort aussi, c’était le travail, le travail acharné, cuirasse lourde et gênante, mais qui défend bien contre la douleur. Pendant que sa mère était là, elle l’avait souvent empêché de travailler, sans le savoir, avec sa nature d’oiseau étourdi, ses envolements, et cette volonté en zigzag qui la faisait tout à coup s’apprêter pour sortir, puis se débarrasser de son chapeau et de son châle dans une soudaine décision de rester. Il n’y avait pas jusqu’au soin maladroit qu’elle prenait pour ne pas le déranger qui ne fût un véritable dérangement pour lui. Maintenant qu’elle était partie, il marchait à grands pas et regagnait le temps perdu. Tous les dimanches il allait à Étiolles, un peu plus amoureux et un peu plus savant. Le docteur était ravi des progrès de son élève; avant un an, en continuant de ce train-là, il serait bachelier et pourrait prendre sa première inscription à l’école de médecine. Ce mot de bachelier faisait sourire Jack de plaisir, et quand il le prononçait devant les Bélisaire, dont il était redevenu le Camarade après une frasque nouvelle de Ribarot, la petite mansarde de la rue des Panoyaux en était positivement agrandie et illuminée. Du coup la porteuse de pain, dans son enthousiasme, avait pris un goût subit pour la science. Le soir, à la veillée, lorsqu’elle avait fini ses travaux d’aiguille, il fallait que Bélisaire lui montrât à lire, lui fît suivre les lettres du bout de son doigt carré qui les cachait en les désignant. Mais si M. Rivals était ravi des progrès de Jack, il l’était bien moins de sa santé. Depuis le commencement de l’automne, l’ancienne toux revenue creusait ses joues, allumait ses yeux d’une flamme aiguë, donnait à sa poignée de main la brûlure d’un feu ardent.

– Je n’aime pas ça, disait le brave homme en considérant son élève avec inquiétude, tu travailles trop, ton esprit est trop monté, trop chauffé… Il faut enrayer, ralentir un peu… Tu as le temps, que diable! Cécile ne s’en va pas.

Non, certes, elle ne s’en allait pas. Jamais elle n’avait été plus aimante, plus attentive, plus près de lui; on eût dit qu’elle devinait toutes les tendresses perdues, la part de bonheur tardive que ce déshérité devait trouver en elle. Et c’est justement cela qui aiguillonnait l’ami Jack, lui donnait une ardeur au travail que rien ne pouvait modérer. Quoi qu’il fit, en prenant sur sa nuit, des journées de dix-sept heures, il ne sentait pas sa fatigue; et dans l’état d’excitation qui centuplait ses forces, le balancier de l’usine Eyssendeck ne pesait pas plus à ses mains que sa plume.

Les ressources du corps humain sont inépuisables. Jack, en traitant le sien à force de veilles excitantes et d’indifférence absolue, en était arrivé comme les fakirs de l’Inde à cette fébrilité intense où la douleur elle-même devient une sorte de plaisir. Il bénissait jusqu’au froid de la mansarde qui le tirait dès cinq heures du lourd sommeil de ses vingt ans, jusqu’à la petite toux sèche qui le tenait veillant et éveillé bien avant dans la nuit. Quelquefois, à sa table, il sentait tout à coup une légèreté de tout son être, des lucidités de Voyant, une émotion extraordinaire de ses facultés intellectuelles mêlée à une faiblesse défaillante. C’était comme un évanouissement vers un monde supérieur. Alors sa plume courait rapidement, toutes les difficultés du travail s’aplanissaient devant lui. Il serait allé ainsi certainement jusqu’au bout de sa rude tâche, mais à la condition que rien ne vînt se mettre en travers de la route où il était lancé à toute vitesse. En pareil cas, en effet, le moindre choc est dangereux, et il allait en avoir un terrible.

Ne viens pas demain… Nous partons pour huit jours.

RIVALS.

Jack reçut cette dépêche du docteur un samedi soir pendant que madame Bélisaire lui repassait du beau linge blanc pour le lendemain, et que lui-même s’épanouissait déjà, en sentant dans cette fin du samedi le dimanche qui commençait. L’imprévu de ce départ, le laconisme de la dépêche, tout jusqu’à l’indifférence des caractères imprimés remplaçant l’écriture connue et amie, lui fit un effroi singulier. Il attendait une lettre de Cécile ou du docteur pour lui expliquer ce mystère; mais il ne reçut rien, et pendant huit jours, secoué par toutes les terreurs, passa des frissons de l’angoisse aux transports de l’espérance, le cœur serré ou dilaté sans autre motif qu’un nuage couvrant le soleil ou le dévoilant tour à tour.

La vérité est que ni le docteur ni Cécile n’étaient partis, et que M. Rivals avait éloigné l’amoureux pour avoir le temps à le préparer à un grand coup, à une décision de Cécile, subite, inouïe, et sur laquelle il espérait encore que sa petite-fille reviendrait. C’était arrivé subitement. Un soir, en rentrant, le docteur trouvait à Cécile une physionomie étonnante, quelque chose de sombre et de résolu dans la pâleur de ses lèvres et l’agitation inusitée de ses beaux sourcils bruns. Il essaya vainement de la faire sourire à dîner; et tout à coup à une phrase qu’il disait: «Dimanche, quand Jack viendra…»

– Je désire qu’il ne vienne pas… répondit-elle.

Il la regarda stupéfait. Elle répéta, pâle comme une morte, mais d’une voix très ferme:

– Je désire qu’il ne vienne pas… qu’il ne vienne plus.

– Qu’est-ce qu’il y a donc?

– Une chose bien grave, grand-père: mon mariage avec Jack n’est pas possible.

– Pas possible?… Tu me fais peur. Que s’est-il passé?

– Rien, seulement une lumière qui s’est faite en moi-même. Je ne l’aime pas, je me suis trompée.

– Misère de nous! Que nous arrive-t-il là? Cécile, mon enfant, reviens à toi. Vous aurez eu ensemble quelque querelle d’amoureux, un enfantillage.

– Non, grand-père, je te jure qu’il n’y a pas ici le moindre enfantillage. J’ai pour Jack une amitié de sœur, voilà tout. Je me suis efforcée de l’aimer; je vois maintenant que c’est impossible.

Le docteur eut un mouvement d’épouvante; le souvenir de sa fille venait de lui traverser l’esprit.

– Tu en aimes un autre?

Elle rougit.

– Non, non, je n’aime personne. Je ne veux pas me marier.

À tout ce que M. Rivals put lui dire, à tout ce qu’il voulut invoquer, Cécile n’eut qu’une réponse:

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