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– Elle y est en effet; mais j’y suis avec elle, et vous ne la verrez pas.

Tout ceci fut dit rapidement, à voix basse, dans un même souffle de haine. Puis Jack, en s’avançant sur l’amant de sa mère avec une violence encore plus pressentie que réelle, le força à reculer, et ils se trouvèrent dans le couloir. Stupide, interloqué, d’Argenton essaya de se mettre d’aplomb à l’aide de quelque attitude, et prenant un air à la fois majestueux et attendri:

– Jack, dit-il, il y a eu pendant longtemps un malentendu entre nous. Mais maintenant que vous voilà homme et sérieux, bien ouvert aux choses de la vie, il est impossible que ce malentendu s’éternise. Je vous tends la main, cher enfant, une main loyale qui n’a jamais menti à son étreinte.

Jack haussa les épaules:

– À quoi bon cette comédie entre nous, monsieur? Vous me détestez, et je vous exècre…

– Et depuis quand donc sommes-nous tant ennemis que cela, Jack?

– Je pense que c’est depuis que nous nous connaissons, monsieur. Du plus loin que je me rappelle, je me sens de la haine au cœur contre vous. D’abord, que pourrions-nous être l’un à l’autre, sinon deux ennemis? Quel autre nom pourrais-je vous donner? Qui êtes vous pour moi? Devrais-je seulement vous connaître? Et si parfois dans ma vie j’ai pensé à vous sans colère, croyez-vous que j’aie jamais pu y penser sans rougir?

– C’est vrai, Jack, je conviens que notre situation réciproque était fausse, très fausse. Mais vous ne sauriez me rendre responsable d’un hasard, d’une fatalité… Après tout, mon cher ami, la vie n’est pas un roman… Il ne faut pas exiger d’elle…

Mais Jack l’arrêta court au milieu de ces considérations filandreuses qui ne lui faisaient jamais défaut.

– Vous avez raison, monsieur. La vie n’est pas un roman; elle est très sérieuse au contraire et positive. La preuve, c’est que tous mes moments, à moi, sont comptés, et qu’il m’est interdit de perdre mon temps en discussions oiseuses… Pendant dix ans, ma mère a été à vous, votre servante, votre chose. Ce que j’ai souffert pendant ces dix années, ma fierté d’enfant ne vous l’a jamais appris, mais passons. Ma mère est à moi, maintenant. Je l’ai reprise, et par tous les moyens possibles je saurai la retenir. Je ne vous la rendrai jamais… D’ailleurs, pourquoi faire?… Qu’est-ce que vous lui voulez?… Elle a des cheveux gris, des rides. Vous l’avez tant fait pleurer… Ce n’est plus une jolie femme, une maîtresse qui puisse satisfaire votre vanité. C’est une mère, c’est maman, laissez-la moi.

Ils se regardaient bien en face sur le palier lugubre et sordide où montaient par intervalles des piaillements d’enfants, des échos d’autres disputes, fréquentes dans la grande ruche ouvrière. C’était le cadre qui convenait à cette scène humiliante et navrante qui remuait des hontes à chacun de ses mots.

– Vous vous méprenez étrangement sur le sens de ma démarche, dit le poète, tout pâle malgré son grand aplomb… Je sais Charlotte très digne, vos ressources fort modiques… Je venais comme un vieil ami… voir si rien ne manquait, si on n’avait pas besoin de moi.

– Nous n’avons besoin de personne. Mon travail nous suffit largement à tous deux.

– Vous êtes devenu bien fier, mon cher Jack… Vous ne l’étiez pas autant autrefois.

– C’est vrai, monsieur. Aussi votre présence que je supportais jadis m’est odieuse aujourd’hui; et je vous préviens que je ne veux pas en subir l’injure plus longtemps.

L’attitude de Jack était si déterminée, si provocante, son regard soulignait si bien ses paroles, que le poète n’osa pas ajouter un mot et se retira gravement, redescendant les six étages, où son costume soigné, sa frisure, faisaient une tache singulière, donnaient bien l’idée de ces erreurs sociales qui, d’un bout à l’autre de cet étrange Paris, relient entre eux tant de contrastes. Quand Jack l’eut vu disparaître, il rentra. Ida, toute blanche, décoiffée, les yeux gonflés de sommeil et de larmes, l’attendait debout contre la porte:

– J’étais là, lui dit-elle à voix basse… J’ai tout entendu, tout, même que j’étais vieille et que j’avais des rides.

Il s’approcha d’elle, lui prit les mains, et la regardant jusqu’au fond des yeux:

– Il n’est pas loin… Veux-tu que je le rappelle?

Elle dégagea ses mains, et sans hésiter lui sauta au cou, dans un de ces élans qui l’empêchaient d’être une vile créature:

– Non, mon Jack! tu as raison… Je suis ta mère, rien que ta mère, je ne veux plus être que cela.

Quelques jours après cette scène, Jack écrivait à M. Rivals la lettre suivante:

«Mon ami, mon père, c’est fini, elle m’a quitté, elle est retournée avec lui. Cela s’est passé dans des circonstances si navrantes, si imprévues, que le coup m’a été encore plus rude… Hélas! celle dont je me plains est ma mère. Il serait plus digne de garder le silence mais je ne peux pas. J’ai connu dans mon enfance un pauvre petit négrillon qui disait toujours: «Si le monde n’avait pas soupir, le monde étoufferait.» Je n’ai jamais compris cette parole comme aujourd’hui. Il me semble que si je ne vous écrivais pas cette lettre, si je ne poussais pas ce grand soupir vers vous, ce que j’ai là sur le cœur m’empêcherait de respirer et de vivre. Je n’ai même pas eu le courage d’attendre jusqu’à dimanche. C’était trop loin; et puis, devant Cécile, je n’aurais pas osé parler… Je vous avais dit, n’est-ce pas? l’explication que nous avions eue ensemble, cet homme et moi. Depuis ce jour-là, je voyais ma pauvre mère si triste, ce qu’elle avait fait me semblait tellement au-dessus de ses forces, que je m’étais résolu à la changer de quartier pour distraire et dépayser son chagrin. Je comprenais bien qu’une bataille était engagée, et que si je voulais la gagner, si je voulais garder ma mère avec moi, je devais user de tous les moyens, de toutes les ruses possibles. Notre rue, notre maison, lui déplaisaient. Il fallait quelque chose de plus riant, de plus aéré, qui l’empêchât de trop regretter son quai des Augustins. Je louai donc à Charonne, rue des Lilas, au fond d’un jardin de maraîcher, trois petites pièces nouvellement réparées, tendues de papier neuf, que j’ornai d’un mobilier un peu plus soigné, un peu plus complet que le mien. Toute ma petite réserve, pardonnez-moi ces détails, mais je me suis juré de tout vous dire, les économies que je faisais depuis six mois pour mes inscriptions, mes examens, passèrent à ces soins que je savais d’avance approuvés par vous. Bélisaire et sa femme m’aidèrent à l’installation, ainsi que la bonne Zénaïde établie dans la même rue avec son père, et sur qui je comptais pour égayer ma pauvre maman. Tout cela s’était fait en cachette, une vraie surprise d’amoureux, puisque dans cette lutte nouvelle il me fallait combattre mon ennemi, mon rival, sur son propre terrain. Vraiment il me semblait qu’elle serait bien là. Cette fin de faubourg, tranquille comme une rue de village, les arbres dépassant les murs, des chants de coq montant entre des ais de planches, tout me paraissait devoir la charmer, lui donner un peu l’illusion de cette vie de campagne qu’elle regrettait tant.

«Hier soir enfin, la maison était prête à la recevoir. Bélisaire devait lui dire que je l’attendais chez les Roudic, et me l’amener à l’heure du dîner. J’étais arrivé bien avant eux, joyeux comme un enfant, arpentant fièrement notre petit logis tout luisant de propreté, embelli de rideaux clairs à toutes ses fenêtres et de gros bouquets de roses sur la cheminée. J’avais fait du feu, la soirée étant un peu fraîche, et cela donnait à l’endroit un air confortable, déjà habité, qui me réjouissait… Eh bien! le croiriez-vous? Au milieu de mon contentement, je sentis passer tout à coup un pressentiment lugubre. Ce fut vif et rapide comme une étincelle électrique: «Elle ne viendra pas!» J’avais beau me traiter de fou, préparer sa chaise, son couvert, guetter son pas dans la rue silencieuse, parcourir les pièces où tout l’attendait. Je savais qu’elle ne viendrait pas… Dans toutes les déceptions de mon passé, j’ai eu de ces divinations. On dirait qu’avant de me frapper, le destin m’avertit par une sorte de pitié, pour que ses coups me soient moins douloureux. Elle ne vint pas. Bélisaire arriva seul, très tard, avec un billet qu’elle lui avait donné pour moi. Ce n’était pas long, rien que quelques mots écrits en hâte, m’annonçant que M. d’Argenton était très malade et qu’elle considérait comme un devoir d’aller s’asseoir à son chevet. Sitôt qu’il serait guéri, elle reviendrait. Malade! je n’avais pas pensé à cela. Sans quoi, j’aurais pu me faire plaindre, moi aussi, et la retenir à mon chevet comme il l’appelait au sien… Oh! qu’il la connaissait bien, ce misérable! Comme il avait étudié ce cœur si faible et si bon, empressé à se dévouer, à protéger! Vous les avez soignées ces crises bizarres dont il se plaignait à Étiolles et qui se dissipaient si vite à table, après un bon dîner. C’est de ce mal qu’il est repris. Mais ma mère, heureuse sans doute d’une occasion de rentrer en grâce, s’est laissé prendre à cette feinte. Et dire que si je tombais malade, vraiment malade, elle ne me croirait peut-être pas! Pour en revenir à ma lamentable histoire, me voyez-vous tout seul dans mon petit pavillon, au milieu de mes préparatifs de bienvenue, après tant de courses, d’efforts, d’argent dépensé en pure perte? Ah! cruelle, cruelle!… Je n’ai pas voulu rester là. Je suis retourné à mon ancienne chambre. La maison m’eût semblé trop triste, triste comme une maison de morte; car pour moi ma mère y avait habité déjà. Je suis parti laissant le feu tomber en cendres dans l’âtre et mes bouquets de roses s’effeuiller sur le marbre avec un bruit doux. La maison est louée pour deux ans, et je la garderai jusqu’à la fin du bail, avec cette superstition qui fait que l’on conserve longtemps ouverte et accueillante la cage d’où quelque oiseau favori s’est envolé. Si ma mère revient, nous retournerons là ensemble. Mais si elle ne revient pas, je n’y habiterai jamais. Ma solitude aurait la tristesse d’un deuil. Et maintenant que je vous ai tout raconté, ai-je besoin de vous dire que cette lettre est pour vous, rien que pour vous, que Cécile ne doit pas la lire? J’aurais trop honte. Il me semble qu’à ses yeux quelque chose de ces infamies rejaillirait sur moi, sur la pureté de mon amour. Peut-être ne m’aimerait-elle plus… Ah! mon ami, que deviendrais-je si un pareil désastre m’arrivait? Je n’ai plus qu’elle. Sa tendresse me tient lieu de tout; et dans mon plus grand désespoir, quand je me suis trouvé seul devant l’ironie de cette maison vide, je n’ai eu qu’une pensée, qu’un cri: «Cécile!»… Si elle aussi allait m’abandonner… Hélas! voilà ce que les trahisons de nos bien-aimés ont de terrible, c’est qu’elles nous glissent dans le cœur la crainte d’autres trahisons… Mais à quoi vais-je songer? J’ai sa parole, sa promesse; et Cécile n’a jamais menti.»

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