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Le camelot était déjà loin, malgré son déhanchement effroyable, et l’énorme faix de casquettes, de surouâs, de chapeaux de feutre, sous lequel il marchait courbé en deux, sa cargaison d’hiver étant bien plus lourde que celle d’été. Il allait tourner le coin du quai:

– Hé!… Bélisaire, cria Jack.

L’autre se retourna, la figure animée de son sourire de bon accueil.

– J’étais bien sûr que c’était vous. Vous voilà donc par ici, Bélisaire?

– Mais oui, monsieur Jack. Le père a voulu que je reste à Nantes, par rapport à ma sœur, qui avait son mari malade. Alors, je suis resté. Je fais des journées partout, à Châtenay, à la Basse-Indre. Il y a un tas d’usines par là, et le commerce ne va pas trop mal. Mais c’est encore à Indret que je vends le plus. Et puis, je me charge aussi de commissions pour Nantes et pour Saint-Nazaire, ajouta-t-il en clignant de l’œil du côté de la maison de Roudic, à quelques pas de laquelle ils causaient debout.

Bélisaire, en somme, était assez content. Il envoyait tout son argent à Paris pour le vieux et les enfants. La maladie de son beau-frère lui coûtait gros aussi, mais, en travaillant, tout s’arrangerait; et si ça n’avait pas été ses maudits souliers…

– Ils vous font donc toujours mal? dit Jack.

– Oh! toujours… Vous savez, pour ne plus souffrir, il faudrait que j’arrive à m’en faire faire une paire exprès, sur mesure; mais c’est trop cher, c’est bon pour les riches.

Après avoir parlé de lui, Bélisaire hésita une minute, ensuite il questionna à son tour:

– Qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé, monsieur Jack, que vous voilà un ouvrier maintenant? Elle était pourtant bien jolie, la petite maison de là-bas.

L’apprenti ne savait quoi répondre. Il rougissait de son bourgeron, tout propre cependant du matin, de ses mains noires. Alors le camelot, le voyant gêné, s’interrompit:

– C’est le jambon qui était fameux, dites donc! Et cette belle dame, qui avait l’air si doux, comment va-t-elle? C’était votre maman, n’est-ce pas? Vous lui ressemblez.

Jack était si heureux d’entendre parler de sa mère, qu’il serait resté là jusqu’au soir, debout dans la rue, à causer; mais Bélisaire n’avait pas le temps. On venait de lui donner une lettre très pressée à porter… Toujours le même clignement d’yeux du côté de la même fenêtre… Il était obligé de partir.

Ils se donnèrent une poignée de main, puis le camelot s’en alla, courbé, déhanché, souffreteux, levant les pieds en marchant comme un cheval borgne, et Jack le suivait d’un regard attendri, comme s’il avait vu la route de Corbeil, avec sa forêt en bordure, s’allonger, toute blanche, sous les pas fatigués de ce juif-errant colporteur.

Quand l’apprenti rentra, madame Roudic, très pâle, l’attendait derrière la porte.

– Jack, fit-elle à voix basse, les lèvres tremblantes, que vous a dit cet homme?

Il répondit qu’ils s’étaient connus à Étiolles et qu’ils avaient parlé de ses parents.

Elle eut un soupir de soulagement. Mais toute la soirée, elle fut encore plus rêveuse que d’habitude, plus affaissée sur sa chaise, plus penchée. Il semblait que la lourdeur de ses cheveux blonds se fût accrue du poids de quelque affreux remords.

III LES MACHINES

«Château des Aulnettes, par Étiolles.

Je ne suis pas contente de toi, mon cher enfant. M. Roudic vient d’écrire à son frère une longue lettre à ton sujet, et tout en faisant le plus grand éloge de ta douceur, de ta gentillesse, de ta bonne éducation, il déclare que, depuis plus d’un an que tu es à Indret, tu n’as pas fait le moindre progrès et que, décidément, tu ne lui parais pas apte au métier du fer. Tu penses que de peine cela nous a fait. Si tu ne réussis pas mieux avec toutes les bonnes dispositions que ces messieurs avaient constatées en toi, c’est donc que tu ne travailles pas, et ce mauvais vouloir nous surprend, nous afflige.

«Nos amis sont très fâchés de ce qui arrive, et j’ai le chagrin, tous les jours, d’entendre parler de mon enfant dans des termes bien pénibles. M. Roudic dit aussi dans sa lettre que l’air des ateliers ne te vaut rien, que tu tousses beaucoup, que tu es pâle et maigre à faire pitié, et qu’on a honte vraiment de te donner quelque chose à faire, tellement, au moindre effort, la sueur te coule du front. En vérité, je ne m’explique pas cette faiblesse chez un être que tout le monde s’accordait à trouver si robuste. Certes, je ne vais pas jusqu’à dire, comme les autres, qu’il y a beaucoup de paresse là dedans, et surtout ce besoin de se faire plaindre commun à tous les enfants. Moi, je connais mon Jack et je sais qu’il est incapable de toute supercherie. Seulement j’imagine qu’il fait des imprudences, qu’il sort le soir sans se couvrir, qu’il oublie de fermer sa fenêtre ou de mettre à son cou le foulard que je lui ai envoyé. C’est un grand tort que tu as, mon enfant. Avant tout il faut soigner sa santé. Songe que tu as besoin de toute ta force pour mener ton œuvre au bout. Porte-toi bien, tu travailleras bien.

«Je conviens que le travail que tu fais ne doit pas être toujours commode, et qu’il serait plus agréable de courir la forêt avec le garde; mais tu te rappelles ce que M. d’Argenton te disait: «La vie n’est pas un roman.» Il en sait quelque chose, le pauvre cher ami, car la vie se montre bien dure pour lui, et son métier est autrement terrible encore que le tien.

«Si tu savais à quelles basses jalousies, à quelles sourdes conspirations ce grand poète est en but. On a peur de son génie, on veut l’empêcher de se produire. Devine ce qu’ils lui ont fait, il y a quelque temps, au Théâtre-Français. Ils ont reçu une pièce qui est tout à fait sa Fille de Faust, dont tu nous as bien sûr entendu parler. Naturellement, ce n’est pas sa pièce qu’on lui a prise, puisqu’elle n’est pas encore écrite, mais son idée, son titre. Qui soupçonner? Il est entouré d’amis fidèles, dévoués à son avenir. Nous avions pensé un moment à la mère Archambauld, qui est toujours aux écoutes et décrochète les serrures avec ses yeux de furet. Mais comment s’y serait-elle prise pour retenir le plan de la pièce, le raconter aux intéressés, elle qui sait à peine un mot de français?

«Quoi qu’il en soit, notre ami a été très affecté de cette nouvelle déception. Il a eu, à ce moment, jusqu’à trois crises par jour. Je dois dire que M. Hirsch s’est montré dans tout cela d’un dévouement admirable; et c’est bien heureux que nous l’ayons eu près de nous, car M. Rivals continue à nous bouder. Comprends-tu qu’il n’est pas venu une seule fois prendre des nouvelles de notre pauvre malade? À ce propos, mon cher enfant, il faut que je te dise une chose: nous avons appris que tu étais en grande correspondance avec le docteur et la petite Cécile, et je dois te prévenir que M. d’Argenton ne voit pas cela d’un très bon œil. M. Rivals peut être un excellent homme, mais c’est un esprit routinier, rétrograde, qui n’a pas craint de te détourner, même devant nous, de ce qui était manifestement ta vocation. Et puis, vois-tu, mon enfant, en général, il faut n’avoir de relations qu’avec les gens de son monde, de son métier, rester, autant que possible, dans son milieu. On risque, sans cela, de se décourager, de se laisser aller à toutes sortes d’aspirations chimériques, qui font les existences déclassées.

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